À Aubervilliers, une écrivaine publique dans la friteuse

Les problèmes de paperasse en disent long sur les avanies sociales qui frappent les quartiers populaires. À la Régie de quartier de la Maladrerie, une retraitée bénévole tente chaque semaine de répondre aux innombrables galères des habitants à coups de courriers et de photocopieuse. Et elle ne s’en lasse pas.

Photos de Julien Brygo

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La Maladrerie, Aubervilliers, Seine-Saint-Denis. Un quartier parmi les plus pauvres de l’une des villes les plus fauchées du département le plus plus mal loti du pays. Trois cercles concentriques en forme d’entonnoir, au fond duquel la poisse accumulée se fait aussi compacte qu’un boulet de canon. La Maladrerie, c’est un jeune sur deux au chômage, une population rompue aux acrobaties pour tenir bon, les trafics de came et de promesses électorales en carton pâte, la valse des acronymes avec classement en ZFU (« zone franche urbaine », un régime fiscal alléchant pour les employeurs, qui se gardent bien d’en faire profiter les habitants) et label QSP (« quartier sensible problématique » dans le jargon policier). Au cœur de l’ancienne léproserie médiévale qui a donné son nom à la cité, un rez-de-chaussée bas de plafond fait office d’oasis : bienvenue à la Régie de quartier, où l’écrivaine publique Catherine Lévy tient permanence tous les lundi.

Régie de quartier, l’appellation n’a pas le même sens selon les lieux. Ici, c’est à la fois une association d’habitants, une entreprise locale, un projet politique de réappropriation collective et un espace d’entraide. C’est à ce dernier titre que Catherine propose ses services. A 73 ans, elle fait partie de ces énergumènes qui ont passé leur vie à en découdre avec les possédants et qui n’en font pas tout un plat. L’ancienne sociologue du CNRS a milité pour l’Algérie et la Palestine, contre les rétrécissements de la protection sociale et le gavage des banquiers. Aujourd’hui, retraitée frêle mais coriace, elle trouve normal de filer un coup de main aux habitants face aux redoutables monstres cracheurs de paperasse et de venin que sont les bailleurs HLM, la CAF, Pôle emploi, les tribunaux, les patrons et autres pourvoyeurs d’embrouilles en gros.

Comme dit son complice Azouz Gharbi, maître d’œuvre de la Régie depuis sa création en 2003 : « Travailler ici, c’est plonger dans la friteuse à 500 degrés. » Et dans ce qui met l’huile à ébullition, il y a d’abord les soucis de logement. Ce lundi encore, ce sont eux qui motivent la plupart des visites. Mohamed, par exemple. Cet employé de la Régie demande à Catherine de lui rédiger un recours amiable pour booster sa demande de HLM. Dix ans qu’il a déposé son dossier, dix ans que ses relances se heurtent à l’inertie cauteleuse de la mairie d’Aubervilliers. Or il y a urgence : à 59 ans, Mohamed loge dans un rez-de-chaussée vétuste pris d’assaut par les rats. « En plus je n’arrive pas à dormir à cause des portes d’entrée de l’immeuble qui claquent », soupire-t-il. Pour faire pression sur son propriétaire, qui refuse de prendre en charge les travaux de mise aux normes, Mohamed verse l’argent de son loyer sur un compte bloqué. Résultat, le proprio lui a lancé dans les pattes une procédure d’expulsion. Inquiet de finir à la rue dès la fin de la pause hivernale, Mohamed est allé faire du foin à la mairie, mais en vain. « La seule solution, c’est de faire un recours amiable, c’est ce que m’a dit l’assistante sociale. Puisque le maire ne fait rien. »

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« Le maire, de toute façon, c’est un sale con. » La répartie de Catherine lève un sourire sur les traits fatigués de Mohamed. Tout le monde à la Régie est familiarisé avec les manières un peu bourrues de l’écrivaine publique, qui ne laisse jamais longtemps sa langue dans sa poche, surtout lorsqu’il s’agit des élus. « Avant, explique-t-elle, il y avait une adjointe Verte sympa qui nous aidait un peu, maintenant il n’y a plus personne qui nous écoute. La mairie a beau être communiste, c’est une forteresse. » A elle maintenant de pousser un soupir. Des recours en vue de débloquer des demandes de HLM sur voie de garage, elle en rédige une flopée chaque semaine, « et ça ne donne jamais rien ». Une fois sur dix, un vieux copain à la préfecture réussit à lui «dépatouiller un problème de logement », mais le reste du temps, on ne fait que maintenir l’espoir sous respiration artificielle. Catherine s’exécute quand même, par acquis de conscience et parce qu’on ne sait jamais.

Un écrivain public écrit rarement des lettres d’amour. Sa tâche, plus prosaïquement, consiste à trouver une issue de secours pour chaque « situation de merde » qui défile dans son bureau, et qui bien souvent ne trouve de solution nulle part ailleurs. Comme cette mère seule et divorcée, qui se plie en quatre pour payer son loyer et nourrir ses six enfants. A trois jours de l’expiration de son contrat de travail de femme de ménages, Keltoum apprend que, par surcroît, elle fait l’objet d’un contrôle CAF. Branle-bas de combat : le contrôleur de la CAF, pour les mères isolées, c’est pire que le croquemitaine. Quand il débarque au domicile de sa victime, il lui passe ses affaires au peigne fin, en quête du moindre indice susceptible de trahir la présence d’un compagnon non déclaré. Un fond de mousse à raser oublié dans la salle de bains ou un caleçon de taille adulte qui traîne dans la chambre peuvent alors se transformer en pièces à charge et justifier une suspension immédiate des prestations [Pour se défendre contre un contrôle CAF, lire les conseils du collectif des CAFards à Montreuil, [https://cafard93.wordpress.com.]]. Keltoum n’a pas encore subi l’inquisition, mais elle s’y prépare en mettant à jour son dossier et la litanie des documents à fournir : identité des personnes à charge, attestations de ressources, déclarations d’impôts, etc, etc.

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La friteuse ne désemplit pas. Voici une mère isolée, encore une, qui vient refaire son CV en vue d’une candidature à un poste d’auxiliaire de vie. Puis c’est au tour d’une voisine à elle, venue faire mouliner la photocopieuse pour une demande de Couverture maladie universelle (CMU). Adiouma a déjà déposé un dossier, mais les papelards ont disparu dans le trou noir de la Sécu, alors il faut se retaper toute la paperasse. « A la Sécu ils sont nuls, ils perdent tout !, s’insurge l’écrivaine publique. Je vous conseille de bien garder vos documents, parce que chez eux rien n’est à l’abri. »

Avant de prendre congé, Adiouma insiste pour remercier la spécialiste en tourments bureaucratiques.
— Vous m’avez beaucoup aidée.
— Bah, j’ai juste fait le boulot pour lequel je viens ici.
— Peut-être, mais c’est important pour moi de vous remercier.
— Ah, je ne crache pas dessus.
— Moi, quand on me remercie, ça m’encourage à ne pas lâcher…

Place à Abdel, une vieille connaissance. « Je sens que je vais encore faire l’inspectrice du travail », rigole Catherine en lui serrant la main. Salarié d’une filiale de la Poste, Abdel s’illustre depuis plusieurs années comme délégué du personnel. Du coup, sa chefferie l’a pris en grippe. « Mon directeur a trouvé un nouveau truc : cette fois, il refuse de me payer mes heures de délégation pour décembre et janvier. Il prétend que mes heures coûtent trop cher à l’entreprise ! » Catherine va donc lui fignoler un courrier pour avertir l’aimable dirlo qu’il ferait bien de respecter le droit du travail, sans quoi « ça pourrait barder pour sa gueule ». Quand on demande à Abdel pourquoi il préfère s’adresser à Catherine qu’à son propre syndicat (il a adhéré à SUD après avoir quitté la CGT), il confie dans un sourire : « Catherine, ce n’est pas une écrivaine publique, c’est une artiste, parce qu’elle peut parler avec tout le monde. » Et aussi : son boulot est l’un des rares à tenir debout quand tout s’effondre.

Konaré est agent de nettoyage à temps partiel dans une résidence cossue du Val-de-Marne. Lui aussi est en bisbilles avec son employeur. En principe, il prend son poste à 6 heures 30 pour le quitter à 9 heures, ce qui lui laisse le temps d’embrayer sur un autre boulot. Or il vient justement de s’en dégoter un, à temps plein celui-là, et qui commence à 10 heures : nettoyeur aux Folies Bergères, « avec une salle de mille sept cents places qu’il faut rendre impeccable tous les jours ». Ça lui fait des journées de folie – quitter la maison à 5 heures du matin pour pousser jusqu’au soir une serpillière gorgée de produits industriels – mais il ne s’en plaint pas. Le problème, c’est que son patron du Val-de-Marne veut le garder sous la main pour lui tout seul. Afin de saboter le planning de Konaré, il s’amuse à réclamer ses services après 9 heures 30, sans évidemment lui fournir de motif ni le rémunérer en conséquence. « Non seulement le patron vous fait un temps partiel hyper contraignant, mais en plus il veut que vous restiez à sa disposition exclusive, résume Catherine. C’est de mieux en mieux, le salariat. »

Il est 18 heures passées et il y a encore du monde qui attend. Vue la température de la friteuse, il y en aura peut-être un peu plus encore le lundi prochain.