A propos des « Chroniques d’une musulmane indignée » de Asmaa Ibnouzahir

Chroniques d’une musulmane indignée (Québec, Fides, 2015) de Asmaa Ibnouzahir, militante féministe et altermondialiste, est un essai politique important analysant les réalités des femmes musulmanes vivant au Québec.

Cet ouvrage n’est pas juste le récit autobiographique d’une musulmane quittant le Maroc pour s’installer au Québec à l’âge de 14 ans. Ce n’est pas non plus simplement l’essai politique d’une militante féministe et altermondialiste analysant les réalités des femmes musulmanes vivant au Québec. C’est un témoignage important abordant des questions sociales et politiques essentielles à partir du point de vue d’une femme de 35 ans ayant déjà derrière elle plus de dix ans de militantisme. L’ouvrage est divisé en six parties, les cinq premières parties sont autobiographiques et chronologiques. La première partie relate l’enfance au Maroc, la seconde l’arrivée au Canada et les trois autres suivent les étapes importantes de la vie de l’auteure commençant par sa conscientisation quant à de nombreuses questions sociales et politiques à son engagement humanitaire et se conclue sur sa militance féministe et antiraciste. La sixième et dernière partie de l’ouvrage est analytique, l’auteure y traite de sujets d’actualité liés à l’islam.

Asmaa grandit à Casablanca où elle vit entourée de ses parents, de son frère aîné et de sa sœur cadette, et où elle est instruite dans une école primaire privée et francophone. Huit ans après une première tentative échouée, le père d’Asmaa retente sa chance de trouver un emploi au Canada. En 1994, Asmaa et son frère rejoignent leur père à Montréal, sa mère et sa jeune sœur vont suivre plus tard. Avec le temps, la situation économique ne s’améliore pas, et malgré ses recherches incessantes, le père d’Asmaa ne réussit toujours pas à trouver l’emploi qui peut garantir une vie meilleure à sa famille. Alors, pendant que le père « vivait sa souffrance en silence » et que la mère tente de « trouver une place dans sa nouvelle société » (p. 38), Asmaa grandit et les premiers conflits de l’adolescence commencent à émerger, doublés d’un écart culturel entre le milieu familial marocain et celui du Québec dans lequel elle évolue. Des parents ayant peur de « perdre » leur enfant dans une société dont ils ne maitrisent pas tous les codes et une jeune fille qui gagne en indépendance et dont la personnalité se façonne au gré de ses expériences de vie à l’extérieur du cocon familial.

Asmaa est une jeune femme pleine de vie, qui tout en cumulant trois emplois pour payer ses études, joue au water-polo au sein d’une équipe montréalaise. En 1999, juste quelques mois après que son père trouve finalement un emploi après des années de recherche, le diagnostic affligeant d’un cancer du cardia brise les rêves de cette famille et marque tristement la jeunesse fougueuse d’Asmaa. La famille accompagne les derniers souffles du père dans leur appartement de Casablanca où il choisit de finir ses jours.

C’est en 2001, après son retour endeuillé au Canada, qu’Asmaa s’initie à la coopération internationale au sein du programme Québec sans frontières (QSF). Elle part pour la première fois pour un stage volontaire au Sénégal en mai 2002, une expérience qui va marquer toute sa vie et qui forge son éveil écologique et politique. Ce voyage marquant va être accompagné d’un « autre voyage » : jusqu’ici Asmaa a toujours relégué au registre du privé sa religiosité, et ressent un « malaise identitaire » du fait de l’écart entre sa vie privée et sa façon d’être en société (p. 65). Les attentats du 11 septembre 2001 braquent les projecteurs sur son identité musulmane et la poussent à s’engager sur les questions d’islamophobie et de discriminations.

Quelques années plus tard, en 2004, une succession d’évènements pousse Asmaa vers des questionnements spirituels et une religiosité plus visiblement assumée. Elle décide de porter le foulard, choix né de l’éveil d’une spiritualité religieuse alliée à une conscientisation féministe refusant la sexualisation du corps des femmes. Son choix fait réagir son milieu familial et met à l’épreuve ses amitiés, Asmaa va faire l’expérience du jugement et du rejet alors qu’elle tente de convaincre son entourage qu’il ne s’agit que d’un changement vestimentaire, et « qu’en dessous » elle demeure la même personne. Plus tard, le cheminement religieux d’Asmaa l’amènera à favoriser une interprétation des textes religieux qui considère l’obligation imposée aux femmes de couvrir leurs cheveux comme sujette à réinterprétation. S’inspirant de lectures alternatives, bien que minoritaires, des versets coraniques relatifs au voilement des femmes, Asmaa fera alors le choix de retirer son foulard. Un choix rendu difficile par la « pression politique, médiatique et sociale » qui entoure le port du voile (p. 158).

Asmaa entreprend un cheminement spirituel qui est synonyme pour elle de quête de justice et d’égalité. A 25 ans, elle repart en mission humanitaire en Afrique avec Action contre la faim. Ces voyages humanitaires l’ont poussé à une indignation sur les questions de pauvreté, de répartition des richesses et de justice globale. À son retour, elle s’engage au sein de la plateforme Présence Musulmane Montréal afin de lutter contre l’islamophobie et pour promouvoir l’islam auquel elle s’identifie : un islam responsable et citoyen, promoteur d’idéaux de justice et d’égalité. Asmaa s’engage publiquement dans les débats qui secouent le Québec sur les accommodements raisonnables. Tout en s’opposant aux soi-disant « tribunaux islamiques », elle s’insurge contre l’instrumentalisation raciste et xénophobe de ces questions. Dans ce contexte, elle participe au lancement du Groupe International d’Étude et de Réflexion sur les Femmes en Islam (GIERFI) qui a lieu au Maroc, une initiative portée par la célèbre auteure et activiste féministe musulmane Asma Lamrabet.

En 2009, Asmaa rejoint le siège d’Action Contre la Faim à Montréal, et voyage plus d’une vingtaine de fois en Afrique, en Asie, en Europe et aux Etats-Unis. C’est durant cette période d’hyper activité professionnelle qu’Asmaa va rencontrer Zohir, un jeune homme qui travaille aussi dans l’humanitaire. En février 2010, entre « une mission en Côte d’Ivoire et une autre en Ouganda », Asmaa et Zohir se marient.

Asmaa fait ensuite l’expérience de l’engagement féministe interreligieux au sein de Maria’M, où elle expérimente et réfléchit tout à la fois aux possibilités tout autant qu’aux limites de cette mixité ethnique et religieuse. Ce souci de la mixité entre femmes blanches et racisées se posera à nouveau lors de son militantisme au sein de la Fédération des Femmes du Québec (FFQ). Victimes de l’islamophobie d’un groupe de militantes de la FFQ, Asmaa continuera sa route à l’intérieur des mouvements féministes québécois insistant sur le fait que la FFQ doit représenter toutes les femmes québécoises et ainsi inclure les musulmanes.

La sixième et dernière partie de l’ouvrage change de ton, pour se livrer à une analyse de sujets sociologiques et politiques liés à l’islam en général, et à sa présence au Québec en particulier. Asmaa commence par analyser la question de l’usage médiatique de figures féminines musulmanes sensées apporter une légitimité à des discours essentialisant l’islam et plus largement sur la question du rôle des médias dans l’islamophobie rampante. Elle revient sur les débats concernant les accommodements raisonnables en proposant une analyse soucieuse de dépasser les politiques identitaires. Elle propose une analyse détaillée des arguments et amalgames sur l’immigration, la laïcité, la neutralité et la différence.

Asmaa traite ensuite de la question surmédiatisée du voile et tente de fournir une analyse des termes du débat, ainsi que de la question de la solidarité envers les femmes musulmanes obligées de porter le voile. Dans le chapitre suivant qui porte sur les crimes d’honneur, Asmaa aborde la question de la violence sexuelle et familiale au Québec, et pose des questions importantes liées au risque de hiérarchisation des crimes à l’égard des filles et des femmes. Ces chapitres ainsi que les suivants nous offrent l’analyse d’une femme musulmane tentant d’allier anti-racisme à anti-sexisme en doublant sa critique d’un point de vue plus proprement religieux s’intéressant à ce que disent les textes religieux sur ces questions.

Elle aborde alors sous le titre « Où (qui) sont les musulmans-es modérés-es ? » (p.287-328) tout à la fois la terminologie utilisée pour décrire les courants ayant une « lecture restrictive » de l’islam, le problème avec l’utilisation de l’expression « modéré » ainsi que la relation entre la violence politique et l’islam. Asmaa dénonce également l’essentialisation dont la religion musulmane est victime de part et d’autre : d’un côté, les littéralistes et extrémistes qui s’en revendiquent ; de l’autre, les adeptes du choc des civilisations ne réduisant l’islam qu’à ses manifestations extrêmes, instrumentalisant l’existence des groupuscules extrémistes pour nourrir la peur de l’autre et justifier la marginalisation des musulmans et des mesures discriminatoires à leur encontre. Sans doute pour insister sur son importance dans sa trajectoire personnelle et militante, Asmaa conclut son ouvrage par un chapitre dédié au « djihad » féministe islamique (p.330-63) où elle livre une étude détaillée de la pensée et du mouvement féministe musulman contemporain. Décrivant et proposant une analyse critique d’une dynamique dans laquelle elle est personnellement engagée, Asmaa réussit à introduire les réalités et les débats traversant ce mouvement transnational dont elle a rencontré les initiatrices issues de pays aussi divers que le Maroc, l’Indonésie, l’Iran et la Malaisie.

Cette immersion dans la vie et l’engagement d’une femme musulmane du Québec est assez inédite. Elle permet aux lecteurs.trices de tout horizon et obédience d’être témoin de l’évolution de la trajectoire personnelle d’une jeune femme, ainsi que de sa pensée et de sa manière de poser le politique et le religieux. Le passage du registre de l’essai autobiographique à l’essai politique, en passant par la référence à des versets coraniques témoigne de la position imbriquée de l’auteure : entre militante politique féministe et altermondialiste, mais aussi racisée et musulmane, croyante convaincue du potentiel positif de la religion et spiritualité musulmanes et s’y référant grandement. Tout en étant ce qui rend cet ouvrage original, ce passage entre différents registres est aussi ce qui peut porter à confusion et à interrogation, notamment lorsque l’auteure utilise fréquemment l’expression « en islam ». On souhaiterait qu’Asmaa situe l’islam dont il est question aussi bien qu’elle situe sa propre position vis-à-vis des différentes autres normes homogénéisantes et essentialisantes qui constituent les discours racistes et sexistes qu’elle dénonce.