Entretien avec Saïda Kada

À 20 ans, Saïda Kada s’est engagée dans le milieu associatif musulman, où elle va rapidement défendre un double combat. En interne, elle interpelle la transmission et la pratique d’une religion réduite à « une histoire d’hommes » ; mais aussi face à l’ensemble de la société française, elle interroge un féminisme blanc, embourgeoisé, qui réduit la musulmane à la figure de la « beurette » ou de Shéhérazade. Blasphème ! Les paroles fortes de cette pionnière du féminisme musulman lui valent aussi bien l’hostilité des plus traditionalistes que des plus laïcards.

Un entretien réalisé en 2008 et toujours d’actualité.

kada.png

Saïda Kada fut l’une des deux seules femmes voilées reçues par la commission Stasi en 2003 – au dernier moment, pour faire bonne mesure. Elle est née en 1974, à Décines (Rhône), dans une famille ouvrière algérienne. Après avoir arrêté ses études en terminale, Saïda s’engage dans le milieu associatif, notamment dans Jeunes des banlieues en mouvement. En 1993, elle devient musulmane pratiquante et fréquente la librairie Tawhid. Elle fonde en 1995 l’Union des sœurs musulmanes de Lyon (USML), qui devient plus tard Femmes françaises et musulmanes engagées (FFEME), puis elle rejoint le collectif DiverCité.

COMMENT VOTRE CONVERSION RELIGIEUSE S’EST ARTICULÉE AVEC VOTRE ENGAGEMENT POLITIQUE ?

Quand j’ai commencé à pratiquer, je me suis rendu compte que je n’étais pas simplement dans une religion mais dans un groupe d’individus, avec ses règles, ses balises et ses peurs. Mais comme c’était légitimé de manière divine, tout semblait être labellisé musulman. Si tu remettais en question quoi que ce soit, c’était limite du blasphème. En ce qui concerne plus précisément les femmes, les termes abordés tournaient autour de la femme comme bonne épouse, l’éducation des enfants, les femmes du Prophète… Il ne manquait que la recette de cuisine ! C’était vraiment l’idée de grandir dans sa foi, de s’y raccrocher. On parlait des grands noms, des grandes figures de l’islam. La religion, on l’apprenait à travers la puissance de ces hommes ou de ces femmes, mais le rapport à la foi et la compréhension du cœur étaient de fait zappés.

Cette lecture du Coran balisait forcément le rapport qu’on pouvait développer avec autrui. Si Omar[1] avaient agi de telle ou telle manière, il fallait faire de même. Mais on ne sera jamais Omar, on ne sera jamais Aïcha. L’idée serait plutôt de comprendre comment ces grandes figures ont cheminé et de s’en servir pour notre foi personnelle. Mais cette connexion-là, elle ne s’est jamais faite. Je pense que ce qui a frustré les musulmans pendant longtemps et qui les a déconnectés très largement, c’est l’idée de ne jamais pouvoir être à la hauteur. On ne pouvait pas être à la hauteur de ce rapport à l’islam. C’est quelque chose qui longtemps nous a perturbés. Cela dit, c’est vrai que Lyon, c’est un grand laboratoire. Par rapport à d’autres villes en France, il y a tout de même un décalage de dix ans en termes d’action associative.

POUR REVENIR UN PETIT PEU À LA CHRONOLOGIE, VOUS ARRIVEZ DANS CE CADRE, VOUS DÉCOUVREZ L’UJM ET VOUS PROPOSEZ DES INITIATIVES ?

On échangeait des points de vue. Mais dès le départ, on a commencé à me faire comprendre qu’il y avait des responsables. J’ai tout de suite senti le malaise, notamment entre les sœurs qui portaient le hijab et celles qui ne l’avaient pas. En 1994, avec la circulaire Bayrou et les exclusions de l’école, je me suis dit qu’il fallait construire un nouveau cadre : une association de sœurs. Je me suis alors heurté à un certain désaccord. Pas seulement de la part des frères, car c’était même parfois plus criant chez des sœurs qui me disaient : « Arrête ! Tu es en train d’entamer très sérieusement tes chances d’entrer au paradis. » C’était vraiment l’idée que nous, les femmes, étions placées sous tutelle.

PERSONNE NE VOYAIT AU DÉBUT L’INTÉRÊT DE CETTE DÉMARCHE DE LA PART DES FEMMES ?

Il existait déjà des associations de frères où les femmes pouvaient avoir leur petit boudoir personnel. Parce qu’on refusait cette situation, on nous voyait comme des féministes, des amazones. Devenir militante, en tant que musulmane, c’est être une femme dangereuse. D’ailleurs, pourquoi beaucoup de frères préféraient se marier avec une sœur qui porte le hijab ? Parce qu’ils pensaient : « Avec le hijab, elles foutent la paix. » C’est un peu la démarche de certains qui disent : « Je vais la ramener du bled pour être tranquille. » Comme si le rapport avec nous, en tant que femmes dans notre quotidien, devait nous ramener à notre situation d’immigrées… Moi, je porte le hijab, mais ce n’est pas ma religion pour autant. C’est un jalon dont j’ai eu besoin dans mon parcours. Côté pouvoirs publics, combien de fois on m’a demandé ma carte de séjour ! J’ai une carte d’identité française, je suis née en France. Mais forcément, comme je porte le hijab, je ne travaille pas, je ne sais pas lire. Le plus grave c’est que même parmi nous, tu retrouves ce registre de la fatma, ce langage de colon. Pourtant l’association s’est développée parce qu’il y avait une mobilisation. À chaque fois qu’il y a eu un conflit avec les services publics sur la question du hijab, il y a eu un élan avec des collectifs qui se mettaient en place. Mais il ne faut pas s’imaginer que les frères nous ont soutenues d’emblée…

VOUS EXPLIQUEZ L’ATTITUDE DES GARÇONS PAR UNE ESPÈCE DE PEUR DE PERDRE LEUR ISLAM, DE PEUR DE SE DILUER DANS L’ENGAGEMENT…

Au début, ils pensaient sincèrement comprendre leur islam, maîtriser, avoir tout sous contrôle. C’était cela la chose la plus nuisible finalement. L’idée qu’on maîtrise les choses suffisamment de telle manière qu’on n’a pas besoin des autres. On s’est construit sans l’autre. Et on s’est inventé une voie à sens unique, sans bretelle. Tout le monde est censé suivre cette voie-là. Tout est balisé. Moi, j’estime qu’il y avait là un mépris de l’autre. Et même plus : du déni. Au lieu de dire « Dieu, c’est la vérité », on croyait détenir le monopole de la vérité parce que nous sommes musulmans.

CETTE ATTITUDE ÉTAIT PLUS LARGE QUE LE SEUL RAPPORT AUX FEMMES…

Je pense que ça déguisait cette incapacité du rapport à l’autre et notamment au niveau du rapport à la politique. Déjà parce qu’on se déconnectait de toute l’histoire de l’immigration et qu’on partait avec un handicap. La génération avant la nôtre s’était posé la question : « Faut-il, oui ou non, prendre la carte d’identité française ? » Nous, on est arrivé sur un autre registre qui était celui de la participation à la société française et on a d’abord répondu en classant l’affaire. En même temps, les gens vivaient de gros problèmes relationnels et sociaux dans leur quotidien. Et moi, à l’époque, je pensais que dans quelques années on allait avoir besoin de pédopsychiatres. Parce qu’on était en train de transmettre à nos gamins l’idée que l’autre était un mécréant, avec tout l’aspect péjoratif que ce terme englobe. C’était vraiment nous contre le reste du monde.

Par la suite, des associations comme l’Union des jeunes musulmans (UJM) ont fait leur mea culpa : la grande nouveauté chez les frères, c’était la volonté de se reconnecter, car à un moment donné on ne peut plus faire comme si le monde n’existait pas ou comme si nos luttes n’étaient pas encore des luttes. L’affaire Kelkal, en 1995[2] a été un moment charnière, mais qui n’était pas encore pensé comme une lutte. On se vivait d’abord comme des victimes et c’est la peur qui dominait. Cet événement a également ramené à la surface un mépris des arabophones vis-à-vis des francophones. Ils avaient un rapport à la banlieue qui était exécrable. Pour eux, les jeunes des quartiers, c’étaient tous des camés, tous des bandits. Mais sur la place lyonnaise, l’UOIF (Union des organisations islamiques de France) s’est heurtée au travail de terrain de l’UJM. Dans le rapport aux luttes de l’immigration et sur les regards portés sur la société française, il y avait un décalage total entre les deux groupes. Pour moi, l’UOIF c’était des arabophones et l’UJM des francophones. L’UJM avait une histoire dans les quartiers. L’UOIF, c’était trop élitiste, trop pédant…

VOUS VOULEZ DIRE QU’ON ASSISTAIT À UNE SORTE DE COLONISATION INTÉRIEURE DE L’ISLAM DES BANLIEUES ? ET QUE C’EST NOTAMMENT LE TRAVAIL DE CONNEXION DE L’UJM AVEC L’HÉRITAGE DES LUTTES DE L’IMMIGRATION QUI A PERMIS D’ÉCHAPPER À LA TUTELLE DES ARABOPHONES, « LES BLÉDARDS » COMME ON LES SURNOMME DANS LES QUARTIERS ? MAIS COMMENT A ÉTÉ VÉCUE CETTE SUBORDINATION PAR LES FILLES DANS LES ASSOCIATIONS ?

On nous faisait comprendre qu’on n’était pas chez nous. Les frères ne voyaient pas l’utilité de prendre en compte nos questions. Donc les femmes étaient subordonnées à leur aval, à leur regard. Et beaucoup de sœurs ne se sentaient pas la force de contester sur ce terrain-là, d’autant qu’elles étaient en train de cheminer. Comment parvenir à se sentir musulmanes dans une société où quand tu es femme c’est déjà une circonstance aggravante ? Le problème, c’est d’abord de s’émanciper du regard qu’on a sur soi. À un moment donné, on devient son propre colon. On intègre un vocabulaire qui était celui de nos maîtres. Pour moi, on vivait vraiment un modèle à déconstruire fondé sur un déni de l’histoire de l’immigration. J’ai donc tenté de mettre en place un espace autonome, l’USML, l’Union des sœurs musulmanes de Lyon, en 1995.

On a commencé avec la question du foulard. Après, en interne et en externe, on a travaillé sur la question de la femme. Je ne suis pas féministe dans l’idée qu’il faut limiter le militantisme au cadre du combat de la femme. Pour moi, c’est un combat dans les combats, mais c’est aussi une discrimination qu’on ne peut pas placer au même niveau que d’autres. Tout ce que j’avais pu lire dans les livres concernant les femmes, ça me faisait mal. Je n’avais pas forcément les connaissances théologiques pour argumenter, mais l’approche que j’avais eue de ma religion appelait au bon sens. Dès le départ, il y avait un truc qui clochait : c’était une histoire d’hommes. Je l’ai toujours dit, sur la question de la femme, on avait fait un arrêt sur image. La question de la femme est placée sous silence. Donc au-delà des conférences, tous les mois on a organisé des cercles de réflexion. C’était ouvert à tous. Ce n’était pas exclusivement pour les femmes, mais essentiellement pour les femmes. C’était ça l’idée. Parce qu’il fallait que les femmes, à un moment donné, se prennent aussi en charge : on n’allait pas attendre que les hommes nous confessent qu’ils avaient tort et que maintenant on pouvait y aller. Mais chez les sœurs, ça ne coulait pas de source. C’était vraiment un problème parce qu’elles se heurtaient à leur propre perception de la religion. Et elles n’avaient aussi en termes d’exemples que des associations de femmes type club de tricot. On était sur un terrain qui était nouveau mais c’était un terrain miné.

QUELS ÉTAIENT LES CONTENUS DE CES CERCLES ?

Je ne voulais pas des thématiques classiques, comme celle de l’épouse, qui me rebutaient. Donc on a marché sur les plates-bandes des frères. On a plutôt traité des questions politiques, la citoyenneté, la laïcité. En 1993, on avait découvert ces questions avec Tariq Ramadan. C’est l’un des premiers qui a tenté de créer une réconciliation entre l’idée d’être musulman et d’être citoyen français. Cela n’existait pas auparavant. Même dans le vocabulaire que les gens utilisaient dans le tissu associatif, ces mots-là n’étaient jamais liés. À un moment donné la question s’est posée de savoir si on pouvait continuer à être musulman et travailler dans le milieu associatif. Puis il y a eu l’affaire Kelkal et ce que j’ai pu évoquer à propos du clivage entre arabophones et francophones. Cette histoire-là, nous l’avons vécue comme une lame de fond qui permettait de lier la question des banlieues avec celle de l’islam de manière très frontale. Ceux et celles qui avaient déjà une expérience militante en dehors du cercle religieux se sont reconnus sur ce terrain-là. Et c’est devenu un combat parce que la connexion était enfin établie. On avait identifié l’immigration comme le terrain de la lutte. Et ça nous a amenées à reconsidérer la façon dont on pensait notre travail associatif.

CE LIEN ENTRE ISLAM ET BANLIEUE, EN QUEL SENS A-T-IL CONTRIBUÉ À UNE LIBÉRATION DU MILITANTISME FÉMININ AU SEIN DE VOTRE ORGANISATION ?

Oui, c’est un lien qui a libéré. Parce qu’on ne pouvait pas cantonner notre existence au sein du foyer ou à la mosquée et qu’il y avait aussi une partie de notre vie qui était à l’extérieur. L’idée était de trouver un équilibre. Car cette connexion se faisait dans le drame. L’accouchement se faisait aux forceps et c’était très violent ! Nous avons commencé le travail sur ce terrain-là. Les femmes n’étaient pas à l’origine du tumulte mais finalement on en rajoutait une couche. C’était vécu comme ça. Les frères avaient déjà mal et pour eux c’était une douleur supplémentaire. Mais on ne pouvait plus en rester à une vision de la culture selon laquelle ce sont les femmes qui sont censées temporiser les rapports sociaux. Mon enthousiasme me pousse à l’engagement. Mais encore faut-il s’inscrire dans un registre de la filiation pour trouver des références et avancer. Or j’ai toujours eu l’impression que les musulmans sont nés sous X. Ils ont rompu avec leur histoire. Ils en sont restés à la nostalgie des premiers temps de l’islam, comme s’ils avaient créé une bretelle imaginaire entre une partie de leur vie et les belles histoires qu’ils ont entendues.

ILS SE SONT RECONSTRUIT UNE GÉNÉALOGIE ?

Exactement. C’est toujours beau d’avoir le sentiment qu’on descend de très grands noms, mais il y a à la fois des gueux et des nobles dans notre histoire. Certaines associations poussent le bouchon jusqu’à dire que tout ce qu’elles font, c’est pour l’amour du Prophète. En y pénétrant, tu as même l’impression d’être un mécréant. Ces gens-là ont un discours très viril. Ils te parlent de la société, qu’ils connaissent d’ailleurs très mal, et ils se font passer pour les nouveaux justiciers. On t’a nié ? Je te réinvente une histoire et un amour-propre ! C’est d’ailleurs pour cela que la plupart des jeunes n’y restent pas longtemps. On ne peut pas s’accommoder à long terme d’une histoire imaginaire. Mais pour aller plus loin, il s’agit d’abord de déconstruire. Et j’ai l’impression que, toutes ces années, on n’a pas vraiment réussi à déconstruire. Par manque d’étude. Par manque d’analyse. Il y a chez nous une absence de culture politique évidente. Malgré tout le respect que j’ai pour le livre religieux, je ne vois pas comment on peut comprendre un verset sans vivre dans le monde.

D’autres groupes comme l’UJM ont commencé à travailler sur le terrain des banlieues. Une certaine reconnexion avec l’histoire s’est alors reproduite. En 1995, tout un foisonnement de travail associatif s’est affirmé, à Vaulx-en-Velin notamment, avec la question des listes indépendantes pour les municipales. On n’a pas inventé ce rapport à la politique, mais on s’est replacé dans une filiation, avec une donnée supplémentaire qui était celle de la pratique religieuse. Par la suite, cette donnée religieuse a été récupérée politiquement comme on le sait, mais là toujours, les femmes apparaissaient inexistantes. Parce qu’ici en France, les gens ont toujours le sentiment que le féminisme a été inventé par les Blancs pendant que le reste du monde attendrait qu’on le libère. Or, j’ai découvert qu’on peut être musulmane dans des pays arabes et y vivre son engagement mieux qu’en France.

On a alors changé le nom de l’association : on l’a appelé FFEME, Femmes françaises et musulmanes engagées. Pour la petite histoire, on a eu un problème au congrès de l’UOIF au Bourget. On avait un stand marqué Union des sœurs musulmanes. Les frères pensaient que c’était une association maritale ! Mais ce sur quoi je voudrais insister, c’est l’idée de la femme en tant qu’individu qui peut avoir différents types d’engagement. On n’a pas besoin d’être d’accord sur tout pour mener ensemble des combats. L’unanimisme, c’est une vue de l’esprit chère à certains parmi nous qui pensent qu’on est soit entièrement pour eux, soit entièrement contre eux. Ce débat-là va se poser à nous en termes politiques et il va sans doute radicaliser ceux qui étaient déjà radicaux. En revanche, pour ceux qui s’investissent dans le tissu associatif depuis quatre ou cinq ans, notamment les Féministes pour l’égalité, le collectif Une École pour tou-te-s, de nouvelles connexions s’opèrent avec des « vraies » féministes. On découvre ainsi une histoire propre aux femmes. Un jour j’ai dit que la question de la femme dans l’islam, c’est une histoire d’hommes racontée par des hommes pour des hommes et que c’était un problème de regard. Des frères ont réagi : « C’est quoi ton délire ? C’est quoi ta preuve ? » J’ai répondu : « Mais c’est mon bon sens qui parle ! » C’est une question de bon sens parce qu’il y a des problèmes qui se posent aujourd’hui et qui me heurtent : c’est la question de la polygamie, la manière dont est géré le divorce, le principe de répudiation en islam.

C’EST UN RAPPORT D’IDENTITÉ ?

Non, c’est un rapport de dominant à dominée. On a une vision de la femme qui n’a pas son contrôle. L’enjeu aujourd’hui des associations de femmes, c’est une volonté d’aller vers une plus grande culture politique, de comprendre. Dès que des sœurs sont émancipées du regard du frère, elles sont capables de faire des choses extraordinaires. Malheureusement, il suffit que tu aies un gamin et le plus souvent c’est terminé. Combien de rumeurs ont couru sur moi parce que je continue à m’engager malgré mes enfants !

LES AFFAIRES DU HIJAB, AVEC TOUT LEUR CÔTÉ MÉDIATIQUE, ONT-ELLES EU UNE INFLUENCE DANS LE RAPPORT AU POLITIQUE DES FEMMES MUSULMANES ?

Très insuffisant. Parce que la plupart des sœurs en souffrent encore. Elles ont l’idée de l’enlever parce qu’elles bossent ou qu’elles sont à l’école. Celles qui ont décidé de le garder, elles ne vont plus à l’école. En même temps, il y a une nouvelle génération de sœurs qui m’inquiètent plus. J’ai fait une intervention il y a quelques mois dans le sud de la France. C’était sur la question de la femme dans la société avec un public très large. À un moment, on a parlé de ce verset qui fâche, sur la question de battre sa femme. J’ai fait une analogie en disant que si le Coran n’abolit pas l’esclavage, les textes coraniques sont abolitionnistes. La question de battre sa femme, il faut la comprendre sur ce même registre. On n’a pas à battre à sa femme ! La personne qui m’avait invitée était psychiatre. J’étais hébergée chez elle. Le lendemain matin, une sœur me demande : « Est-ce que tu nies le fait que ce verset existe dans le Coran ? » La manière dont elle m’a présenté les choses, c’est que j’étais dans le blasphème.

Ce qui m’a le plus heurtée, c’étaient ses arguments. Je m’attendais à des arguments théologiques, mais elle m’a dit qu’il y a des femmes qui méritent d’être battues ou qui préfèrent être battues que de divorcer. J’ai répondu que tout cela relève de mécanismes psychologiques. La sœur psychiatre n’a pas réagi par peur du blasphème sans doute. La difficulté aujourd’hui pour nous, qui est une lutte presque personnelle, c’est cette question d’exister en tant que femme chez les musulmans. Sachant que d’autres récupèrent ces thématiques pour des raisons politiques, on est sur un terrain miné. C’est ce qui vient heurter les femmes. Toute la difficulté du tissu associatif est de susciter un large débat sur la question. C’est une des raisons qui m’ont poussée à prendre du recul parce que je vois mal, en l’état actuel des choses, comment on pourra susciter ce débat.

EST-CE QUE VOUS VOUS RECONNAISSEZ DANS LE FÉMINISME MUSULMAN ?

Je suis d’accord pour être dans la filiation, mais je ne suis pas dans la filiation de toutes les féministes. Ce mot, il faut qu’il signifie quelque chose. Il faut se l’approprier. Il faut le définir par rapport à des lignes qui sont les nôtres, même si par la suite on établit des connexions. On ne peut pas vivre sa lutte par procuration. Dans la connexion que j’établis avec les femmes issues de l’immigration, il y a un déficit idéologique et même combatif de la part des féministes. Car le féminisme s’est embourgeoisé. Il est en panne de projets comme on l’a vu au moment des débats sur le foulard. Les femmes dites issues de l’immigration ne sont pas en train de réinventer mais de réajuster l’idée du féminisme.

Mais ce réajustement ne plaît pas à tout le monde. Parce qu’avec les nostalgiques des plannings familiaux qui voient en nous une beurette ou une Shéhérazade en puissance, en tant que femme, on se heurte aux préjugés : la question de l’islam, la question du rapport colonial avec le mythe des Mille et une nuits. C’est comme si les banlieues étaient un grand « Loft Story ». Le gars, c’est toujours un bandit. Et la fille bien sûr, son problème, c’est la virginité. On nage dans une ambiance sitcom où tout s’articule autour de la relation garçons-filles. Finalement, on ne part pas avec des références nouvelles, mais il y a un féminisme à réinventer. J’ai du mal à me dire féministe parce que je ne me reconnais pas dans l’engagement de celles qui se disent féministes aujourd’hui. En même temps, j’ai vraiment envie qu’on réinvente quelque chose qui nous corresponde.

VOUS DISIEZ QU’ON NE PEUT PAS VIVRE SA LUTTE PAR PROCURATION. MAIS EN MÊME TEMPS, C’EST AUJOURD’HUI CE QUE TOUT LE MONDE FAIT. PAR EXEMPLE, AVEC LES HISTOIRES DU FOULARD OU DE LAÏCITÉ EN GÉNÉRAL, C’EST UNE CONFUSION ENTRE LES ÉPOQUES, LES GENS CROIENT REVIVRE CE QUI S’EST PASSÉ SOUS LA IIIe RÉPUBLIQUE.

Complètement. Autant les musulmans à une époque se sont inventés une filiation, autant les « laïcards » ont fait la même chose. Mais ça dénote une frustration personnelle. On a construit tout un état d’esprit pour faire passer ensuite une gestion politique de cette société. À 5 ans, ma fille me demande : « Mais je suis quoi ? Je suis française ou je suis arabe ? » Lui répondre avec les mêmes mots, c’est forcément les associer à l’usage stéréotypé qu’en fait la société. Or, j’entends qu’elle les définisse différemment ces mots. La difficulté est là. Le débat est biaisé parce que les mots biaisent le débat. On le voit bien, et c’est même plus important en termes d’intensité, chez les musulmans. Quand tu dis « répudiation » et quand tu ne dis pas « divorce », les connotations sont différentes. Tout ce qui est axé sur la question de la femme – j’ai pu lire pas mal de choses même si je n’ai pas accès à l’arabe – c’est déjà suffisamment problématique en français. Est-ce qu’en arabe il y a des choses plus nuancées ? La plupart d’entre nous ont accès à cette bibliographie francophone. La grosse difficulté des sœurs aujourd’hui, c’est qu’elles sont enfermées dans ce qui est défini pour elles.

QU’EST-CE QUE VOUS PENSEZ DE GROUPES COMME NI PUTES NI SOUMISES QUI SE REVENDIQUENT AUSSI DU FÉMINISME ET DE LA BANLIEUE ?

C’est un produit marketing. Ça ne veut pas dire que tout ce qu’elles disent est faux, car même dans la publicité on peut dire des choses vraies. Mais l’objectif de la publicité, c’est de vendre. C’est de la consommation, ce n’est pas de l’engagement. C’est comme SOS Racisme, dans certaines villes, je suppose qu’il y a des groupes qui tendent à faire des choses bien. Mais je pense qu’elles ont surtout parasité le débat parce qu’elles ont monopolisé le devant de la scène. Un seul angle d’appréciation de ce qui se passe dans les banlieues a ainsi été mis en avant. Ce qui légitime de parler d’une violence particulière pour des gens particuliers.

VOUS SOULIGNEZ QUE L’ÉDITION FRANCOPHONE SUR L’ISLAM ET LA PLACE DES FEMMES DANS L’ISLAM EST PLUS QUE LIMITÉE. COMMENT DES FEMMES MUSULMANES, PRATIQUANTES, QUI VEULENT INSCRIRE LEUR PRÉSENCE EN FRANCE À TRAVERS LEUR FOI, PEUVENT-ELLES AVOIR ACCÈS À UN AUTRE TYPE DE DISCOURS QUE CELUI DE CETTE LITTÉRATURE FRANCOPHONE ?

Je ne vois pas d’autre choix que de se former en dehors des réseaux associatifs musulmans. J’attends que ça change parce que c’est dans l’intérêt de tout le monde. Quand j’ai commencé à m’engager au sein de DiverCité, j’ai refusé de m’engager au sein du collectif des musulmans de Lyon. L’idée pour moi, c’est de se retrouver sans pour autant se heurter. Au sein de DiverCité, je me retrouvais à travers un patrimoine de luttes. Je retrouvais aussi une connexion avec ma foi. Certes, ce n’était pas l’harmonie parce que les luttes ne sont jamais simples. Mais la cohérence, c’est déjà ça !

NOTES

[1] Omar Ibn al-Khattab (581-644) était un compagnon du Prophète et fut le deuxième calife. ou AïchaAïcha, épouse du Prophète, était surnommée « la mère des croyants » et eut un rôle politique historique.

[2] Impliqué dans les attentats de 1995, Khaled Kelkal fut abattu alors qu’il était cerné par la gendarmerie.