Il était une fois… l’académie populaire de Barbès

1962, 1973 ou 1986. Paris, Barbès : la brune au sourire de sœur, de fiancée, de rêve de jours meilleurs, porte le chignon à la Sophia Loren. C’est Noura et ses yeux de biche. Le fond est bleu, comme une tenue d’ouvrier, mais pas comme le ciel de la capitale en cette fin de guerre d’Algérie, de crise pétrolière ou d’assassinat de Malik Oussekine. Cette promesse de beauté tient sur un boîtier plastique de 6,5 x 10,5 centimètres. Des boîtiers qui passèrent de main en main, d’un foyer de travailleurs à un autoradio, d’une valise à la maison du bled, pour finir dans la radio-cassette de la cuisine. Aujourd’hui relégués au fond de tiroirs et de vieux cartons, reprenons leur parcours à leurs premiers jours, quand ils tapissaient les murs et les vitrines de ces refuges aujourd’hui disparus : les boutiques de musique arabe en France.

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Nous n’en voyons presque plus alors qu’ils ont si longtemps illustré notre paysage. Les magasins de cassettes arabes et berbères aux pochettes baroques ont déployé dans nos rues pendant plusieurs décennies un foisonnement de couleurs vives et de sons orientalisant. Ignorées du grand public, ces échoppes proposaient à Paris, pour 20 francs (3 euros), de véritables chefs d’œuvre diffusés en boucle, tels Hada Raykoum ou Ettes Mazal El Hal. Irritant parfois certains voisins blancs du boulevard de La Chapelle qui prenaient – la bonne blague – cette musique d’ouvriers pour des psalmodies coraniques alors qu’il s’agissait, pour l’un, d’un chant très profane et, pour l’autre, d’une critique de l’utilisation de la religion par le pouvoir afin de bâillonner le peuple algérien. Mais, bien au-delà d’un simple commerce, ces boutiques jouaient aussi un rôle éminemment social. Avec l’usine, le café dit « communautaire », la mosquée, le foyer de travailleurs migrants et la cité populaire, le disquaire traditionnel fut ainsi pendant plusieurs décennies un espace privilégié de la socialisation des immigrés maghrébins en France. Devenu ensuite vendeur de cassettes puis proposant également à partir des années 1990 des produits de bazar, ce commerce a décliné avant de s’évanouir. D’autres magasins emblématiques des quartiers populaires, taxiphones et bars à chichas, fréquentés surtout par des immigrés et enfants d’immigrés prolongent aujourd’hui certains des mécanismes et une partie des rôles joués autrefois par les vendeurs de cassettes arabes. Une partie seulement.
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DES VENDEURS DE CHALEUR,
POUR TROMPER L’EXIL

Ces derniers étaient inégalement situés dans les quartiers populaires des grandes villes françaises : Paris, Marseille, Lyon et Lille surtout, mais aussi Mulhouse, Saint-Étienne, Metz ou Bordeaux. C’est bien sûr dans la capitale et dans sa banlieue que se concentraient la plupart de ces boutiques. Dans le quartier de Belleville, on était spécialisé surtout dans la musique tunisienne ; à Aligre, une boutique de musique kabyle a subsisté jusque vers la fin des années 1990 ; à Stalingrad c’était le fameux magasin tenu par le chanteur-musicien et comédien algérien Salah Sadaoui. De l’autre côté du périphérique, à Asnières, la primauté était accordée à la musique marocaine ; à Saint-Denis les échoppes se concurrençaient dans le quartier du marché. Mais c’est bien sûr à Barbès et à la Goutte d’Or que l’on comptait jusqu’à la fin du XXe siècle près d’une quinzaine de boutiques de cassettes. Tous les genres, tous les styles étaient représentés : marocains (chaabi, asri, berbère…), moyen-orientaux (égyptiens classiques et variétés libanaises), et bien évidemment le chaabi algérien, les chants et danses kabyles et le raï qui dominaient le secteur en raison du plus grand nombre d’immigrés algériens par rapport aux autres nationalités arabes en France, puis du succès croissant des chanteurs de raï au Maghreb à partir du milieu des années 1980, et même en France le temps d’une mode, celle de la « world music ».
Salah Sadaoui – “Nezouedj Ouahdi” (1968)

On ne peut se figurer ce qu’étaient ces boutiques si l’on réfère uniquement aux représentations dominantes. Loin de se limiter à sa fonction commerciale, le disquaire, dans la mesure où il vendait des œuvres d’art d’une culture dominée à des immigrés eux-mêmes menant une vie souvent difficile, endossait bon gré mal gré le rôle de diffuseur d’espoirs, de forces et de « revalorisation symbolique ». Proposant des produits culturels à forte valeur émotive pour leurs consommateurs, en leur parlant du bled, de ses normes et de ses valeurs, en leur faisant revivre son atmosphère, ces disques étaient perçus comme des concentrés de sensibilité et d’émotion. Ces commerçants, et leurs locaux, se retrouvaient investis d’une mission qui les dépassait largement. Le chanteur auteur-compositeur algérien Kamel Hamadi rappelle que pendant longtemps les immigrés étaient surtout des hommes seuls, envoyés en France comme en mission pour travailler dans des conditions pénibles au service de leur communauté. La musique n’était donc pas pour eux que de la musique, c’était aussi de la chaleur. Et les chansons de cette première époque de l’immigration nord-africaine abordaient beaucoup ce thème de l’exil.
Noura et Kamel Hamadi – نورا “Roh Kane” (1970)

« C’EST ABDEL HALIM ! C’EST LUI ! »
LE SINATRA DU PEUPLE ARABE, À PARIS

On trouvait donc une convivialité exceptionnelle dans ces boutiques. On pouvait y vivre des moments absolument uniques. Quand Abdel Halim Hafez, immense star du monde arabe, fut programmé au Palais des Congrès en 1974 et qu’il voulut assurer le public arabe de sa présence réelle à Paris, c’est à Barbès qu’il parut subitement un après-midi. En effet, quelques mois auparavant un faux concert de la star avait été annoncé par des escrocs. De nombreux billets furent vendus, à des gens souvent pauvres qui dépensèrent ainsi une bonne partie de leurs maigres économies. Immense fut leur déception lorsqu’ils découvrirent que le spectacle n’aurait pas lieu.
Quelques mois plus tard donc un – vrai – concert d’Abdel Halim fut organisé. Puisqu’on avait exploité son image et fait espérer à son public arabe de la région parisienne qu’il viendrait… eh bien il décida de se déplacer pour le plus grand bonheur de ses fans. Or la mauvaise expérience du faux concert fit que personne ne crut les nouvelles affiches annonçant encore sa venue. Les billets ne se vendaient pas. Il fallait donc que les Arabes de Paris le vît en chair et en os, présent à Paris. Et comme à l’époque les Arabes ne passaient pas à la télévision, même les stars de cinéma qui faisaient salles combles de Marrakech à Baghdad, c’est tout simplement à Barbès qu’il fallait se montrer.
Entré dans la boutique Disco Music, au 120 boulevard de la chapelle, il ne tarda pas à attirer autour de lui par sa seule présence un attroupement, une foule qu’on aurait du mal à imaginer possible aujourd’hui autour d’un artiste arabe en France. « C’est Abdel Halim ! C’est lui ! ». Il serra des mains, discuta de façon informelle avec ses fans maghrébins qui n’en revenaient pas de voir leur idole « en vrai ». Lors du concert quelques jours plus tard, c’est logiquement tout Barbès qu’on retrouva dans la salle pour acclamer « al Andalib al asmar», « le Rossignol brun ».
Abdel Halim Hafez à Paris (1974)

DU CHAABI OUVRIER
À L’UNIVERSITÉ PROFANE

Vingt ans plus tard, dans un autre registre, quand le poète chanteur algérien et kabyle Matoub Lounès fut enlevé c’est, entre autres lieux, dans un magasin du boulevard de La Chapelle qu’on venait aux nouvelles, la même boutique où l’on pouvait en d’autres temps le rencontrer lui, Matoub, ou d’autres grands noms de la chanson maghrébine comme Aït Menguellet, Khelifi Ahmed, Kamel Messaoudi, Abdelwahab Doukkali, Akli Yahyatene…
Les artistes s’y donnaient rendez-vous, se retrouvaient pour débattre, raconter leurs projets. Certains des musiciens importants de cette époque ne pouvaient malheureusement pas vivre de leur art, et vu le pouvoir d’achat fort modeste de leur public, ils devaient, eux aussi, travailler à l’usine, en cuisine, tenir un commerce ou conduire un taxi. Ils ne pouvaient pas toujours se produire non plus dans des grandes salles de spectacle : c’était l’époque des cafés chantants ou des petits cabarets orientaux. Cette autre échelle de ce monde parallèle très riche qui était largement ignoré des médias dominants et du monde académique, impliquait que même ceux qui jouaient le rôle de « producteurs », ainsi que tous les acteurs de ce champ musical (chanteurs, commerçants, livreurs…) qui pouvaient symboliquement hériter du prestige dévolu aux artistes, se retrouvaient dans une situation de proximité privilégiée non seulement pour l’auditoire, mais tout autant pour les auteurs, compositeurs, interprètes eux-mêmes qui ne restaient jamais très éloignés des préoccupations concrètes de leur public.

Dahmane El-harrachi – “Ya Rayah” (1973)

C’était dans de petites boutiques très modestes de quartiers populaires qu’ils aimaient passer du temps à parler musique, politique ou histoire, faisant ainsi de ces espaces baroques de véritables petites universités populaires. On y croisait régulièrement un des meilleurs joueurs de oud maghrébins (le regretté marocain Brahim Meziane El-Otmani) sympathique, humain et très généreux en conseils techniques, on pouvait s’initier peu à peu, grâce à de petits cours informels et passionnés dans une arrière-boutique, à tous les secrets de cet instrument très exigeant. Idem pour la boutique du regretté Salah Sadaoui à Stalingrad, bien avant que le quartier ne se gentrifie, bien avant l’installation des cinémas MK2 et du bar branché Le Point Éphémère. Entre deux clients, Si Salah, assis derrière son comptoir, passait le plus clair de son temps à composer au oud ses œuvres magnifiques qui marquèrent l’histoire de la musique maghrébine, n’hésitant jamais à en faire découvrir des esquisses aux curieux et aux mélomanes qui venaient lui rendre visite. Un jour ou l’autre, on pouvait y croiser ses amis El Hachemi Guerouabi, le grand chanteur de chaabi, et Mahboub Bati, son légendaire auteur-compositeur. S’ensuivaient en général de riches discussions faites de commentaires, analyses, interprétations dans lesquelles l’artiste se montrait à la fois savant, modeste et prolixe en anecdotes sur l’histoire de la musique algérienne mais aussi sur l’histoire politique française qu’il connaissait parfaitement.

2015

Avec la quasi disparition de ce secteur économique, c’est tout un monde qui semble s’être dissipé. Le monde même d’une certaine arabité populaire et immigrée, adorant ses poètes et ses musiciens, la palabre et le débat, une arabité qui ne correspond pas vraiment à celle plus institutionnelle et bon chic bon genre qui a fleuri plus tard dans des espaces comme le Centre culturel algérien ou l’Institut du monde arabe. Les mutations du champ musical arabe en France comme les transformations urbanistiques des quartiers populaires accompagnent aujourd’hui l’émergence d’autres sphères sociales plus ou moins intégrées au système capitaliste, faisant revivre très différemment certains des phénomènes évoqués au sujet des magasins de cassettes, mais donnant naissance en même temps à de véritables nouveautés socio-culturelles. Ainsi, plusieurs boutiques de cassettes de la Goutte d’Or se sont transformées en librairies islamiques ; signe, peut-être, que la religion et son champ social jouent à présent un rôle comparable dans la socialisation des immigrés et de leurs enfants, français mais toujours racisés, à celui que jouaient autrefois la poésie et la musique.

Pour aller plus loin…

Kamel Hamadi

Cheikh Al Afrit — El Berrima

Elhachemi Guerouabi à L’UNESCO (PARIS) par Mohamed Guermah

Ait Menguellet (Akwni Xdaa Rebbi)

Lounes MATOUB: Regard sur l’histoire d’un pays damné (1991)

DuOud – Le retour d’Ulysse (2002)

Rachid Taha – “Ecoute-Moi Camarade” (2006)

Mouss & Hakim – “Adieu la France” (2009)

Orchestre National de Barbès – “Alaoui” (live) ©Sziget2012