L’effarante guerre d’invisibilité contre les migrants de La Chapelle

Ce n’est pas donné à tout le monde de se faire expulser trois fois en moins d’une semaine. Évacués le 2 juin de La Chapelle, virés le 4 du parvis de l’église Saint-Bernard, éjectés le 8 de la rue Pajol, une centaine de migrants se sont retrouvés la cible d’un acharnement aussi absurde qu’impitoyable. Quartiers XXI a suivi les tentatives désespérées de ces forçats de l’exil pour dénicher simplement un lieu où dormir, manger et se laver, dans la capitale la plus touristique du monde.
Le feuilleton de la traque policière menée contre eux n’est pas près de s’achever. Mais déjà il est temps pour nous de livrer un témoignage sur la crise de démence politique qui paraît s’être emparée du gouvernement et de la mairie de Paris dans cette affaire. Et d’en tirer, peut-être, une ou deux leçons.

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Il n’est jamais bon d’écrire trop à chaud, quand on n’a pas pu prendre le temps de laisser sédimenter un peu les mauvaises nouvelles qui s’abattent comme la grêle. Mercredi 10 juin au soir, huit jours après l’expulsion-destruction initiale du camp de La Chapelle, une épidémie de gale a été détectée parmi les migrants hébergés en catastrophe dans un jardin associatif à deux pas de la rue Marx-Dormoy. Ne manquait plus que ça. Normal, après tous ces jours passés dehors. Cette saloperie arrive comme un complément aux coups de trique reçus deux jours plus tôt rue Pajol, à l’évacuation policière subie cinq jours auparavant devant l’église Saint-Bernard et à tant d’autres épreuves issues du génie de l’hospitalité française qu’il serait fastidieux de les énumérer toutes.

Pas de répit. L’association de riverains qui les a accueillis sur ce petit terrain d’arbres et de verdure ne peut plus faire face aux problèmes inévitablement créés par la présence d’une centaine de personnes à bout de forces. La promiscuité, les conditions de couchage, la santé fragile des réfugiés qui n’ont pas fermé l’œil depuis des nuits et sont sous le choc d’une opération policière violente (dix-sept personnes passées par les urgences de Lariboisière, l’un avec un pied fracturé, un autre avec un testicule explosé, selon les soutiens qui ont assuré la pêche aux informations), sans parler de la distribution des repas et du va-et-vient incessant des journalistes et des caméras, qui déboulent de partout et écrasent les derniers brins d’herbe encore disponibles. Pas facile pour un jardin de quartier doté d’une seule toilette sèche.

9 juin, au jardin associatif du Bois-Dormoy.

La mort dans l’âme, leurs hôtes les ont donc priés de quitter les lieux pour le lendemain à 17 heures. « À la mairie de Paris et à l’État de prendre leurs responsabilités », disent-ils. Ce n’est effectivement pas leur boulot de pallier la répugnante inertie des pouvoirs publics, qui font la sourde oreille et ne paraissent bons qu’à envoyer les CRS. « Ça nous a fait tellement de bien quand on est arrivé ici après l’expulsion de Pajol, confie, en anglais, un grand Soudanais tout maigre aux yeux rougis par la fatigue. Quand j’ai vu l’endroit, je me suis dit : c’est si calme ici, si vert, si différent de tout le reste. Regardez maintenant, c’est devenu un dortoir. Il faut qu’on s’en aille, mais on ne sait toujours pas où nous dormirons demain. »

FAIRE DE PARIS UNE NO-GO ZONE POUR LES MIGRANTS

Leurs camarades de Pajol internés deux jours plus tôt dans les centres de rétention de Vincennes, du Mesnil-Amelot et du dépôt de Paris ne le savent pas davantage. Ils sont une trentaine, enfermés dans l’attente d’un possible « éloignement du territoire ». De quoi leur lendemain sera-t-il fait ? Mystère. Veut-on vraiment les renvoyer dans des pays qu’ils ont pris tant de risques à laisser derrière eux, pour beaucoup en jouant leur vie à bord d’une coque de noix sur la Méditerranée ? Ou veut-on seulement les intimider, leur pourrir la vie un peu plus, « lancer un signal » aux populations qui songeraient à chercher leur survie dans l’exil qu’elles seraient bien mal avisées de frapper à nos portes ? Éviter le fameux « appel d’air » qui ne manquerait pas d’aspirer sur le territoire français tous les affamés de la planète dans l’hypothèse où l’on offrirait un abri à peu près digne à quelques centaines de grands voyageurs exténués ? Allez savoir… Le ministère de l’Intérieur vient tout juste de renforcer les contrôles de police à la frontière franco-italienne, tandis que l’agence européenne Frontex annonce des moyens accrus aux frontières grecques en vue de mieux « surveiller les flux migratoires en provenance de la Turquie » (AFP, 10 juin 2015), alors il faut s’attendre à tout.

Ne pas oublier non plus les autres, mis de côté pour quelques nuits à l’issue du démantèlement du camp de La Chapelle le 2 juin. Un groupe de quarante expulsés a ainsi été déposé à l’hôtel Formule 1 de Conflans-Sainte-Honorine (78), dans une zone paumée en bordure de la riante N184, à 40 kilomètres de la capitale. Il était prévu qu’ils y restent quatre jours, puis qu’on les remette à la rue, merci, au revoir. La préfecture a dû finalement leur accorder un sursis de trois nuits supplémentaires, le temps pour elle de « régler le problème » posé par l’occupation du parvis de la halle Pajol, c’est-à-dire de disperser à nouveau, et par tous les moyens contondants et gazeux nécessaires, ceux qu’elle n’avait pas réussi à caser le 2 juin. Retour à l’errance donc, une semaine plus tard, pour les quarante de Conflans. Même chose, très probablement, pour ceux de Beauvais, de Créteil et d’ailleurs. Et où iront-ils, sinon dans le seul quartier où ils ont leurs repères et leurs camarades, celui de La Chapelle ?

« WE STAY TOGETHER ! »

Ces hommes et ces femmes venues de pays différents (Érythrée, Éthiopie, Soudan et Sud-Soudan, Guinée, Tunisie…) qui ne parlent pas les mêmes langues et ne pratiquent pas les mêmes façons de faire, ne forment pas un groupe homogène. Les difficultés d’échange entre les communautés de langue ne facilitent pas les prises de décision collectives. Sur un point cependant ils semblent tous d’accord : on ne les éparpillera pas aux quatre coins de la région parisienne. « We stay together ! » (on reste ensemble), cette affirmation souvent entendue à Saint-Bernard et à Pajol est le moteur de leur mouvement. Les épreuves vécues en commun et la conscience bien trempée qu’on survit mieux en se serrant les coudes assure à cette mosaïque humaine une cohésion qui a pris les pouvoirs publics au dépourvu.

L’exigence de dispersion qui obsède la mairie et le gouvernement se heurte à un problème : en face, même chassés à coups de fourche, ils s’entêteront, encore et encore pour la plupart, à revenir à La Chapelle et à s’y regrouper. Il en découle que la demande de mise à disposition temporaire d’un gymnase – ou de tout autre lieu de taille suffisante pour tous les accueillir – ne constitue pas une doléance humanitaire, mais une revendication politique au sens fort. Ce n’est pas grand-chose, un gymnase pour quelques semaines, c’est même dérisoire. Et c’est pourtant bien sur cette question-là qu’Anne Hidalgo, la maire de Paris, et Bernard Cazeneuve, le ministre de l’Intérieur, se raidissent comme des maréchaux d’empire devant une révolte de gueux.

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Certes, il n’est pas exclu que tôt ou tard les autorités finissent par céder. Compte tenu du retentissement obtenu par la brillante opération de police à Pajol, qui a fait jaser jusque dans les pages du New York Times, Hidalgo va peut-être devoir sortir un lapin de son chapeau. Son entourage a beaucoup daubé sur les « no-go zones » de Fox News, mais l’image, bien réelle celle-là, de réfugiés évanouis, traînés tête en bas dans les bétaillères de la préfecture, ne constitue pas non plus la meilleure carte de visite pour la Ville Lumière. Faire de Paris une no-go zone pour les migrants, oui, voilà, mais discrètement, gentiment, sans lésiner sur la chantilly humanitaire – tel était le deal passé avec le ministère de l’Intérieur. « La mairie de Paris accompagne l’évacuation et la mise à l’abri des migrants de La Chapelle. Ceux-ci bénéficieront d’un accompagnement personnalisé », avait twitté la patronne de l’Hôtel de Ville le 2 juin. Cette bonne blague ! Imaginez qu’on vous colle un coup de poing en pleine figure et qu’on vous annonce qu’il s’agit en fait d’un gommage facial à effet assouplissant : le plan com’ de l’Hôtel de Ville fonctionne exactement sur le même principe.

Une semaine plus tard donc, alors que l’« accompagnement personnalisé » des migrants était assuré par le parasite de la gale, Hidalgo signait les permis de construire pour l’extension de Roland-Garros. Un chantier imbécile à 400 millions d’euros et toujours pas le moindre gymnase pour les réfugiés de La Chapelle. S’ils jouaient au tennis, on se serait peut-être donné la peine de leur trouver un semblant de solution ?

Au soir du 10 juin, on voudrait pouvoir attendre que leur calvaire prenne fin pour en faire le récit détaillé et esquisser une analyse à tête reposée. Pour les migrants, hélas, l’extravagante semaine qui vient de s’écouler ne constitue qu’une étape à peine plus corsée que d’autres au milieu de leur longue traversée des bas-fonds de l’hospitalité républicaine. Certains ont déjà tenté le départ pour l’eldorado britannique. Ils racontent qu’à Calais c’est encore dix fois pire qu’à Paris. D’autres sales moments sont devant eux. Pour nous, cependant, qui avons la chance de ne rien partager de leur sort, si ce n’est un peu de temps passé sur le bitume et quelques bouffées de lacrymo, ces quelques journées représentent un voyage en soi : une descente dans cette folie politique sidérante qui consiste à vouloir dissoudre le « problème » des migrants sous les rangers des CRS et les bobards de la communication politique. À vouloir les effacer du paysage, à les soustraire aux regards du passant, de l’électeur, du touriste.

Il n’y a certes pas de quoi s’étonner. À la façon dont elle fut menée, on se doutait que l’« évacuation sanitaire » par laquelle tout a commencé, à l’aube du 2 juin, n’était qu’une appellation cosmétique pour maquiller une entreprise policière de dislocation. Mais on n’imaginait pas que deux autres expulsions allaient suivre aussi vite, ni que rien de tout cela ne suffirait à venir à bout des migrants et de leur détermination à faire bloc et à rester visibles. On ne mesurait pas l’ampleur de la cagade politico-policière à venir.

« ON NOUS A DONNÉ UN CAFÉ, PUIS ON EST REPARTI »

Au matin du 2 juin, déjà, sur les quelques quatre cents migrants recensés sous les arches du métro aérien, une centaine environ n’étaient pas sur place au moment de la rafle. Leurs affaires détruites par les engins de chantier de la mairie, ils se retrouvaient plus démunis encore et plus vulnérables qu’auparavant. Certains sont partis on ne sait où, d’autres sont restés dans le quartier, zonant entre soupe populaire et coin de trottoir, avec la hantise permanente de tomber sur une patrouille de la maréchaussée.

Parmi ceux qui ont été embarqués dans les bus de la préfecture, une soixantaine (dont quelques femmes et enfants) aurait été pris à peu près correctement en charge par les services sociaux de la Ville. La plupart cependant ont été mis à l’écart dans des foyers pour sans-abri ou des hôtels en lointaine banlieue, sans un mot d’explication ni le moindre accès aux procédures de demande d’asile qui leur étaient promises. « Quand nous sommes arrivés sur place, ils ont noté notre nom, ils nous ont dit que nous pouvions nous installer pour cinq nuits, mais personne ne nous a conseillés, témoignera un réfugié soudanais. On leur a demandé ce qui allait se passer après, il n’y avait pas de responsable pour nous répondre. On ne nous a pas donné à manger. »

D’autres encore se retrouvent recrachés à la rue séance tenante. Épisode particulièrement gratiné : deux bus de la préfectures (marqués des numéros 5 et 6) ont fait descendre leur soixantaine de passagers quelques 800 mètres plus loin, devant l’Armée du salut près de la station de métro Jaurès. Un centre d’accueil de jour, sans hébergement. Du foutage de gueule en pur cristal. « On nous a donné un café, puis on est reparti », résumera l’un des bénéficiaires de cette trop aimable « mise à l’abri ». Retour donc à La Chapelle, où le tronçon de boulevard qu’ils avaient occupé huit mois durant était en train d’être nettoyé, clôturé et confié à la garde des maîtres chiens d’une société privée.
Les voici qui errent dans le quartier, l’estomac vide et la mistoufle au ventre. Pendant ce temps, Dominique Versini, adjointe à la « Solidarité » d’Anne Hidalgo et ex-patronne du Samu social, exulte sur son compte twitter :

La ronde des impostures ne fait pourtant que commencer. Cueillis par la Brigade d’assistance aux personnes sans-abri (Bapsa), quelque trente expulsés largués au métro Jaurès découvrent une nouvelle facette de la générosité tricolore : la Maison de Nanterre, le foyer pour sans-abri le plus redouté de la région parisienne. Murs qui suintent, odeur insoutenable, bagarres entre naufragés de la rue, personnel condamné à faire du gardiennage… L’endroit, pourtant rénové en 2000 et 2006, n’est pas de ceux qui réconfortent. « Parquer ensemble des grands exclus déglingués par la rue et des migrants qui cherchent à refaire leur vie, c’est le moyen le plus sûr de provoquer un clash. C’est hallucinant », s’étonne un ancien travailleur social du 115. « C’était très sale et très violent, soupire un réfugié. À La Chapelle on vivait mal, mais c’était notre camp. Là, c’était encore pire. » Le mercredi 3 juin à l’aube, le groupe se retrouve derechef à la rue.

LE SPECTRE DE SAINT-BERNARD… ET DES « EXTRÉMISTES »

Nouvelle convergence dans les environs de La Chapelle. Quelques heures plus tard, ils sont une centaine à se rassembler devant l’église Saint-Bernard, à quelques pas de leur ancien campement. Ils connaissent un peu le coin, il y a là un petit square, des associations, un curé réputé sympa. Les premiers soutiens s’organisent : une poignée d’habitants du quartier, sans appartenance à une « orga » mais solides dans leur détermination à aider. Dans quelques jours, ils seront des centaines à se mobiliser, à manifester, à apporter couvertures et nourriture. Mais, pour l’instant, les appels à l’aide sur les réseaux militants tombent très largement dans le vide. Quelques élus locaux viennent avec leur écharpe à pompon, comme Pascal Julien (EELV) ou Dante Bassino (PCF), mais ils n’ont pas grand-chose de concret à proposer, sinon des « vœux » auprès du maire du 18ème arrondissement, Éric Lejoindre, et une présence soutenue devant les caméras de télé.

Les migrants finissent par trouver un gîte pour la nuit du 3 au 4 juin, dans la salle associative Saint-Bruno, à la Goutte d’Or. Mais demain il faudra chercher autre chose. Autre chose, ce pourrait être l’église Saint-Bernard, qui a donné son nom au mouvement des sans-papiers de 1996, conclu, on s’en souvient, par leur expulsion à coups de haches policières dans la vieille porte en bois. Des images désastreuses pour le gouvernement de l’époque, dirigé par Alain Juppé. Le lieu pourrait retrouver la vocation d’asile qui a fait sa notoriété il y a dix-neuf ans, mais le curé n’est pas d’accord et verrouille les grilles. Soucieux de ne pas provoquer de raffut, les migrants paraissent peu disposés de toute façon à une action de force. « Il y a beaucoup de gens, ici, qui ont bon cœur. Nous, on est pacifique, on ne veut causer d’ennuis à personne, juste trouver un endroit où dormir et nous laver », explique l’un d’eux. « Ce qui ne veut pas dire qu’on va se laisser faire si on continue à nous maltraiter », corrige un autre.
La brigade amicale des câlins,

Enfin un repas chaud ! Une queue se forme devant les marmites d’Entraides Citoyennes, une association humanitaire qui s’occupe de nourrir les sans-abris du nord-est parisien. Le riz au poulet sent bon, mais Sylvie, la présidente de l’association, paraît mécontente. « Tout ça, c’est la faute aux extrémistes qui ont voulu pousser les migrants à occuper Saint-Bernard, maugrée-t-elle. Maintenant la préfecture est alertée et on ne peut plus rien négocier, alors qu’on avait des contacts avec des policiers compréhensifs qui auraient pu permettre de trouver une solution, au moins pour ce soir. » On s’étonne : quelques riverains solidaires auraient donc le désir et les moyens de pousser une centaine de migrants épuisés dont la plupart ne comprennent pas leur langue à occuper de force un lieu de culte ? Et quelles sont ces prometteuses négociations que les « extrémistes » auraient ainsi court-circuité ? Elle ne nous en dira pas plus. Donner à manger à ceux qui ont faim est une mission noble et cruciale, mais aussi un enjeu de pouvoir. À plusieurs reprises au cours des jours suivants, Entraides Citoyennes marquera sa désapprobation envers toute forme de revendication politique susceptible de la mettre en porte à faux avec les autorités, allant jusqu’à s’agacer de la banderole « Des logements pour tous » réalisée en français, en arabe et en anglais par les migrants – avec l’aide, il est vrai, de leurs soutiens. A plusieurs reprises la police tentera de la jeter à la benne, à chaque fois elle sera sauvée, raccomodée et remise en service. Elle aura vu du pays, cette banderole, aussi entêtée à s’accrocher que ses propriétaires.

LA LIGUE D’IMPROVISATION DE LA PRÉFECTURE DE POLICE
ENTRE EN PISTE

Les plus fatigués se posent pour piquer un somme dans le petit square Saïd-Bouziri qui fait face à l’église. Pas pour longtemps. Vers 15 heures 30, police et gendarmerie rappliquent en force comme si le quartier était sous couvre-feu. C’est parti pour une nouvelle descente dans la névrose anti-migrants qui paraît s’être emparée des « socialistes ». Il va sans dire qu’à part une vingtaine d’habitants voisins solidaires, personne n’est venu s’enquérir au préalable du sort des expulsés. Ni la mairie de Paris, qui ne veut rien savoir, ni celle du 18ème arrondissement ni les braves humanitaires d’Emmaüs et de France Terre d’Asile (FTA) qui avaient prêté leur concours à l’évacuation de La Chapelle. Pierre Henry, le patron de FTA, qui avait assuré le service d’après-vente de la rafle du 2 juin en expliquant à Libération qu’il s’agissait davantage d’« une opération sanitaire et d’accès aux droits que de police», n’est plus là pour saupoudrer les matraques de ses bonnes paroles. La maison poulaga monopolise la fonction d’interlocutrice des réfugiés sans refuge.

Les voici cernés, regroupés, enserrés dans la nasse des hommes en bleu. Il fait chaud, les gros balèzes suent abondamment dans leur carapaces de gladiateurs. Que vont-ils faire ? Rééditer l’exploit de l’avant-veille et convoyer une nouvelle fois tout ce beau monde vers des destinations improbables ? Non, ils vont faire quelque chose de plus inattendu. Poussant les migrants comme du bétail à travers l’étroite rue Stephenson et jusqu’à la place de La Chapelle, ils vont s’employer à les exfiltrer un par un par la station du métro aérien. Un photographe a immortalisé cette scène incroyable : des policiers plaquant les migrants effarés dans les rames bondées en attendant que les portes se referment et que le diable les emporte. Qu’ils s’en aillent, qu’ils dégagent, qu’ils déguerpissent, peu importe où et sous quelles conditions, telle est manifestement la consigne donnée par la préfecture à ses hommes de main. Telle est aussi la traduction concrète de la « mise à l’abri » et du « respect de la dignité de la personne » célébrées quarante-huit heures plus tôt par la mairie de Paris.
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La ligue d’improvisation de la préfecture de police va pourtant tomber sur un os. Les expulsés protestent, ils en ont assez d’être pris pour des buses. Gros chahut dans le métro, un voyageur tire la sonnette d’alarme, tout le monde se retrouve sur le quai. Les migrants redescendent sur la place de La Chapelle sous les clameurs de leurs soutiens, puis remontent la rue Marx-Dormoy en scandant « Liberté ! Freedom ! », toujours encadrés par une maréchaussée en nage, qui paraît ne plus rien comprendre aux ordres des branquignoles qui les commandent. Excédé, un gendarme lâche à ses collègues qu’« on ne va quand même pas continuer comme ça jusqu’au périph’ ».
Son vœu sera exaucé : à l’angle de la rue du Département, notre cortège parvient à percer le cordon policier et à s’extraire en courant vers la rue Pajol, les gendarmes à nos trousses. Une nouvelle occupation à la belle étoile commence, qui prendra fin quatre jours plus tard, comme on sait, sous les coups de matraques et les jets de lacrymo. Pendant ce temps, la préfecture s’affaire à fermer les squares du quartier et à maintenir une présence policière permanente autour de la Chapelle et notamment à Saint-Bernard.

MOJITOS POUR LES UNS, LACRYMOS POUR LES AUTRES

Étrange de se retrouver à Pajol, siège à la fin des années 1990 de la Coordination nationale des sans-papiers. À l’époque, c’était une rue de mauvaise réputation, habitée par des pauvres et visitée surtout par les dealers. Aujourd’hui, elle est toute proprette et de bon rapport grâce, notamment, à la construction de la halle Pajol, un ambitieux complexe de gentrification qui comprend une bibliothèque et une salle de sports (pour le côté « de gauche ») ainsi qu’une auberge de jeunesse haut de gamme et un bar-restau branché, Les Petites Gouttes. Cet établissement pour golfeurs et étudiants d’école de commerce est doté d’une vaste terrasse clôturée par des palissades en bois « pour faire joli », qui squatte avec insolence l’espace public. Ses clients se montrent assez peu solidaires pourtant avec les réfugiés installés seulement à quelques dizaines de mètres de leurs tables. En voyant débouler les réfugiés poursuivis par les gendarmes bouillant dans leur sueur, certains ont pris des photos, mais personne ne s’est levé. Il en ira ainsi tout au long de l’occupation du parvis. Même les violences policières et les tirs de gaz lacrymogène qui mettront fin à notre présence le 8 juin troubleront à peine leur déjeuner. La capacité des gens bien à grignoter leurs tapas et à siroter leur mojitos pendant qu’il y a le feu juste à côté ne cessera jamais de nous émerveiller.

Avouons-le, l’idée d’inviter les migrants à occuper Les Petites Gouttes ou l’auberge de jeunesse a peut-être traversé l’esprit de l’un ou de l’autre des habitants du quartier venus en soutien. Mais chacun s’est bien gardé de faire une proposition de ce genre, pour la bonne raison qu’il eût été idiot de rameuter la poulaille et – surtout – parce que les réfugiés restaient majoritairement opposés à toute action susceptible de causer du grabuge. Ce qui, au passage, invalide assez largement la thèse d’une « instrumentalisation » de la lutte des migrants par on ne sait quelle anti-France anarcho-trotsko-autonome. L’accusation, à vrai dire, est à la fois si farfelue, si crapuleuse et si révélatrice des schémas d’autojustification de ses auteurs qu’elle ajoute comme une garniture sur leur bouillon.

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En réalité, c’est l’inverse qui est vrai : jusqu’à l’expulsion du lundi 8 juin, les migrants de Pajol n’ont guère suscité l’intérêt des organisations syndicales ou politiques se réclamant d’une « gauche de gauche ». Le soutien est venu essentiellement des riverains, presque tous de condition modeste. Des caissières d’une supérette low-cost ont fait sortir de la nourriture en loucedé, une mère de famille algérienne est venue apporter des couvertures, un gardien d’immeuble s’est porté volontaire pour faire cuire des marmites de riz. Plusieurs habitants se sont proposés pour héberger des galériens de l’asile dans leur soupente ou leur petit deux-pièces. Solidarités pas mortes, bien au contraire. Ce qui a nettement manqué, en revanche, c’est un soutien logistique et opérationnel pour faire face aux soucis de nourriture, de couchage, de santé, d’hygiène, etc. Pendant ces six jours, par exemple, aucun médecin n’est venu offrir son aide alors que les besoins devenaient urgents. Samedi 6 juin, deux migrants qui n’allaient pas bien du tout se sont trainés jusqu’à l’hôpital Lariboisière. Faute de papiers jugés acceptables, ils ont été refoulés sans le moindre soin.
Autre problème épineux entre tous, les toilettes. Là encore, il fallait se débrouiller en trouvant des âmes charitables. Ni l’auberge de jeunesse ni le bar à gugusses n’étaient très chauds, bien sûr, pour mettre leurs sanitaires à disposition de ces grands Noirs tout maigres, tout fatigués, pas bien sapés et pas franchement portés non plus sur les cocktails « happy hour ». Il fallait donc insister un peu, en veillant simultanément à ne pas sortir la boîte à gifles. Difficile dans ces conditions de faire respecter un des droits les plus élémentaires. Il a fallu attendre dimanche pour que soit trouvée une solution qui, à certains égards, était pire encore que pas de solution du tout. Une élue locale du Front de gauche était fière d’annoncer aux soutiens qu’elle avait négocié un droit d’accès aux WC de l’auberge de jeunesse, mais « uniquement par groupes de trois maximum accompagnés d’un élu ». Par élu, il fallait entendre évidemment : une personne « présentable », c’est-à-dire de couleur blanche. L’hospitalité française, on vous dit.
Olivier Cyran

PS : Au moment où nous éditons cet article, nous apprenons que les migrants, de guerre lasse, ont fini par opter pour une action offensive et par occuper un bâtiment vide, l’ancienne caserne des pompiers de Louis-Blanc. Nous en reparlerons. Comme nous reparlerons aussi, très certainement, de la toute nouvelle proposition mitonnée dans les têtes pleines d’eau de la place Beauvau et de l’Hôtel de Ville : cent-dix places d’hébergement dans quatre foyers différents de la région parisienne et pour quatre nuits seulement. Pour cent cinquante à cent soixante migrants présents dans la caserne. Quarante restent sur le pavé. Les migrants ont accepté cette proposition, qui leur permet au moins de dormir un peu et de se remettre en forme. Après quoi ils reviendront très vraisemblablement… à La Chapelle.