L’islamophobie comme calcul électoral

Le 22 juin 2015, le premier ministre Manuel Valls affirme que l’islam sera un « enjeu électoral » en 2017. Il n’a pas fallu attendre les mots du chef de gouvernement de droite pour se rendre compte que les partis politiques n’ont que l’islam à la bouche, alors qu’ils sont impuissants à résoudre les véritables problèmes de la société. L’islamophobie est-elle rentable politiquement ? C’est la question que se posent les dirigeants de partis en quête de pouvoir, comme les responsables du parti communiste de Vénissieux (Rhône). Ils ont la particularité d’avoir développé un discours islamophobe et xénophobe à faire pâlir d’envie leurs opposants du Front national. Comment expliquer cette dérive ? Retour sur la lente agonie des communistes de Vénissieux et leurs calculs électoraux.

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Dans son édition du 31 mars 2015, Le Progrès publie une photo révélatrice : Michèle Picard, élue maire de Vénissieux, lève les bras points serrés en criant haut et fort sa satisfaction d’avoir remporté les élections, sous le regard protecteur d’André Gérin, maire de 1985 à 2009, à qui elle doit beaucoup. Les deux militants communistes sont arrivés à la tête de la mairie de manière similaire. En 1985, deux ans après les rébellions urbaines des Minguettes, Gérin succède à Marcel Houël après son décès. Ce choix du parti est une surprise : le premier adjoint de Houël, l’instituteur Guy Fischer (1944-2014), était en quelque sorte son héritier politique, mais son comportement durant les révoltes de mars 1983 n’avait pas été apprécié par la hiérarchie communiste. Fischer avait en effet sympathisé par les jeunes de SOS Avenir Minguettes et dénoncé la violence des interventions policières. Comme il nous le disait en 2009, c’est ce soutien qui lui a valu d’être écarté du fauteuil de maire, ce qui l’a amené de mener sa carrière politique au niveau national, exclusivement au Sénat.

Comme André Gérin, Michèle Picard est projetée à la tête de la ville moins pour sa popularité vénissiane que pour son allégeance au parti. Née le 19 janvier 1967 dans une famille de cinq enfants, elle passe son enfance à Vénissieux, rue Joannès-Vallet, puis dans une maison à la périphérie des Minguettes. Ses parents travaillaient à la Caisse régionale d’assurance maladie et son père était adhérent à la CGT. Après des études à l’école des Beaux-Arts de Saint-Étienne, elle travaille dans la décoration intérieure et la sous-traitance bancaire, avant d’être employée par la mairie de Vénissieux à la Régie de restauration scolaire et sociale. Mais c’est à Saint-Fons (commune limitrophe de Vénissieux) qu’elle débute son activité politique, en adhérant à la section locale du PCF en novembre 1989 et devenant secrétaire de section en 2000. Ce n’est donc qu’en 2002 qu’elle s’implique dans la politique vénissiane en étant désignée suppléante de Gérin pour les élections législatives (de 2002 à 2012), élue conseillère municipale en 2008, « déléguée à la politique sociale, la lutte contre la grande pauvreté, le troisième âge et le droit des femmes » (oui, tout ça en même temps).

Son baptême du feu électoral intervient aux cantonales de mars 2004. Et il n’est pas glorieux. Alors qu’en 1998, le candidat communiste obtient 11,89 % des suffrages exprimés, elle perd 450 voix et culmine à 6,50 %. Le 27 juin 2009, elle devient maire suite à la démission de Gérin, qui avait des ambitions nationales, mais « si elle a des attaches familiales dans une ville où elle a travaillé dans le passé, elle est une inconnue pour la grande majorité des habitants. »[1] C’est dire l’importance que les élections municipales de 2014 et 2015 revêtaient pour celle qui n’avait guère brillé dans les campagnes précédentes, et qui était devenue maire sans être directement élue pour cela.

Bien que la liste Front de gauche, incluant le parti communiste, ait remporté les scrutins de 2014 et 2015, force est de constater que la base électorale du PCF s’effrite peu à peu, alors que les partis de droite ne cessent de progresser. Au second tour des élections municipales, les communistes recueillent 8 584 voix en 1995, 6 197 en 2001, 6 798 en 2008 et… 4 967 en 2014, timidement rattrapé par les 4 989 voix de 2015. Autrement dit, la base électorale a fondu de 41,8 % entre 1995 et 2015, et la candidature Picard perd 1 809 suffrages par rapport à celle de Gerin, sachant que le parti socialiste, qui a fait cavalier seul pour la première fois aux municipales, a récolté 1 389 voix en 2015 (2 862 en 2014).

À l’inverse, la base électorale de la droite (RPR, puis UMP) augmente de 170 % puisqu’elle rassemble 2 140 voix en 1995, 2 043 en 2001, 2 357 en 2008, 4 012 en 2014 et 3648 en 2015. En revanche, l’extrême-droite connaît une chute vertigineuse : 4 511 voix en 1995, 2 160 en 2001, 1 442 en 2008, 1 355 en 2014 et 1 429 en 2015. Cet effritement de la base électorale communiste s’explique par plusieurs facteurs, qu’il est difficile de démêler. Néanmoins, les cartes des bureaux de vote à Vénissieux que nous avons réalisées (illustrées par des informations électorales et comparées dans le temps) fournissent quelques éléments de réponse.

Les deux premières cartes montrent les scores du PC en 1995 et en 2015 selon chaque bureau de vote. En 1995, les suffrages en faveur d’André Gerin ne descendent pas en dessous de 42 % par bureau et montent jusqu’à 67 %. C’était encore le bon temps de la banlieue rouge, même si c’était la première fois qu’un maire sortant a été contraint d’affronter un second tour… Les bastions communistes sont essentiellement situés dans les zones pavillonnaires aux alentours du plateau des Minguettes (bureaux n° 20, 25, 27), une partie des Minguettes (n° 23 et 26), le centre-ville (n° 1 et 6) et la zone nord-ouest (n° 9, 11, 14 et 15). Certaines aires du nord-est et du sud-est sont moins enthousiastes, mais les communistes conservent un poids important.

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En 2015, c’est la Bérézina. Picard ne dépasse nulle part les 52 % et descend parfois jusqu’à 22 %. La géographie de la base électorale a changé : les zones pavillonnaires entourant les Minguettes et le centre-ville font défection, tandis que le PC s’ancre davantage dans le nord-ouest et le quartier Charréard. Autrement dit, il perd en influence dans le sud et le centre, et en gagne dans le nord de la ville.

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Or, le problème pour les communistes est que les bureaux de vote où ils ont moins de succès sont ceux où les inscriptions sur les listes électorales ont augmenté. La troisième carte pointe l’évolution des inscrits entre 1995 et 2015. Sur toute l’agglomération, leur nombre est relativement stable : 28 561 en 1995, contre 29 374 en 2015. Mais cette constance cache des évolutions très différentes d’un bureau à l’autre. Par exemple, le nombre augmente dans les bureaux n° 19 (+ 43 %), n° 1 (+ 36 %), n° 8 (+ 4 %), etc. En réalité, les bureaux où l’on s’inscrit le plus (voir l’article « Vénissieux : ségrégation sociale, ethnique et… politique ») sont précisément ceux qui votent le plus à droite.

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C’est ce que révèle cette triple carte, qui met en lumière les résultats électoraux du PC, de l’UMP et du FN selon le bureau de vote. En 2015, l’UMP dépasse les 35 % dans sept bureaux, essentiellement dans le sud-est (n° 2, 3 et 28), le nord-est (n° 8) et une partie du centre (n° 19). Le parti de droite gagne même du terrain dans les zones traditionnellement favorables aux communistes dans le nord-ouest (n° 16) et dans la zone pavillonnaire entre les Minguettes et Saint-Fons (n° 20). Le FN dépasse quant à lui les 15 % dans des bureaux de vote où l’UMP fait aussi des bons scores (Parilly et centre), mais semble plus influent dans le nord de la ville, entre la voie ferrée et le boulevard périphérique. On peut donc affirmer que les nouveaux inscrits sur les listes électorales ont plutôt tendance à voter à droite. S’agit-il d’un effet (non désiré) de la « mixité sociale » ? La mairie fait venir une nouvelle population de classe moyenne qui vote à droite, mais ne se tire-t-elle pas une balle électorale dans le pied ?

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En tout cas, une des principales raisons de l’agonie communiste résident dans la lente droitisation des anciens et nouveaux électeurs. Comme le montre le graphique suivant, l’apogée électorale de la droite a eu lieu en 2008 (4 681 suffrages) mais elle était divisée entre trois listes (UMP, UDI et Modem), ce qui a rendu impossible la prise de la mairie. Cette poussée de la droite provient de la campagne de Saliha Mertani – militante associative bien connue à Vénissieux – qui avait réussi à rassembler 1 376 voix. Mais le facteur majeur du déclin communiste demeure l’abstention massive, passant de 46,6 % en 1995 à 60,5 % en 2015.

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Cette réalité électorale implacable démontre l’incapacité des communistes à mobiliser les électeurs malgré le soutien d’un réseau dense d’associations vénissianes et le recrutement de notables locaux. Malgré la cooptation de leaders de quartier, l’abstention est massive, notamment aux Minguettes, les zones pavillonnaires qui les entourent et le centre-ville. Cette désaffection des électeurs s’explique par les mêmes facteurs que la non-inscription sur les listes : faible capital culturel qui permet d’avoir un minimum de conscience politique, manque d’encadrement syndical ou politique, désillusion par rapport à la capacité des acteurs politiques à changer leur réalité sociale, etc. Mais au lieu de condamner moralement l’abstention, pourquoi ne pas la prendre pour ce qu’elle est massivement aux Minguettes : une forme de lucidité politique qui critique le fonctionnement du champ politique, marqué par le clientélisme électoral et la professionnalisation qui coupe des réalités sociales ?

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Finalement, la lente droitisation de l’électorat et l’abstention croissante sont les deux sources du déclin communiste, ce que les cadres du parti, André Gerin en premier, ont sûrement bien compris. Or, pour conserver le pouvoir municipal, deux choix s’offraient à eux : soit mobiliser les abstentionnistes, soit s’adresser aux électeurs de droite. La première solution est en même temps la plus difficile : reconquérir un électorat populaire qui vous a tourné le dos pendant des des années prend beaucoup de temps et d’énergie. La seconde est la plus « politicienne » et rapide : transformer son discours pour le rapprocher de la droite de gouvernement. Gérin a choisi la seconde en développant un discours nationaliste et islamophobe outrancier, alors même qu’il entretenait des rapports respectueux avec la communauté musulmane de Vénissieux.

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En 1992, 1993 et 1994, soit bien avant la mise en place du Rassemblement annuel des musulmans de France de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) au Bourget, Vénissieux avait accueilli les Congrès de la jeunesse musulmane de l’Union des jeunes musulmans. Depuis le début des années 2000, le discours public de Gerin a radicalement changé et multiplie les attaques contre les électeurs issus de l’immigration en général et les musulmans en particulier. En 1991, il publie Jeunes, une chance pour la ville avec une préface du prêtre Christian Delorme, compagnon des marcheurs pour l’Égalité en 1983. Tournant radical en 2007 quand l’édile de Vénissieux publie Les Ghettos de la République, avec une préface du très droitier Éric Raoult, ancien député-maire UMP du Raincy (93). On voit le chemin parcouru… Durant les rébellions de l’automne 2005, il déclare : « Pour l’essentiel, je suis d’accord avec le diagnostic de Nicolas Sarkozy [alors ministre de l’Intérieur] : le problème aujourd’hui est de s’attaquer aux mafias, aux trafics, à l’intégrisme qui pourrissent la vie des quartiers ».

Lors du fumeux débat de l’« identité nationale » lancé par la droite en 2009, Gérin et Picard n’ont pas hésité à s’afficher aux côtés de Michèle Vianès de l’association ouvertement islamophobe Regards de femmes [En 2004, elle publie un livre comparant les maris de femmes portant la burqa à des « chiens d’aveugle »: « Pardonnez la métaphore, inélégante mais nécessaire, écrit-elle : la femme est aveugle, le mari est un chien d’aveugle. Sauf que le chien est attachant parce qu’il n’est pas responsable de la cécité de son maître, qu’il compense. Ici, c’est l’inverse » (Les Islamistes en manœuvre. Silence, on manipule, Hors commerce, Paris, 2004, p. 21).]], et Pierre Cassen de Riposte laïque, organisation d’extrême-droite qui propage le mythe de l’islamisation de la France. Comme [le rappelle CQFD, Gérin parle de « talibanisation de la société » et se revendique de « la France judéo-chrétienne » le 1er février 2010. La lente droitisation du discours politique de Gérin l’amène, en juin 2010, à prendre l’initiative de la mission parlementaire sur le voile intégral qui débouche sur la loi d’interdiction de dissimilation du visage et, en 2011, à affirmer : « l’immigration n’est pas une chance pour la France »… Voilà à quoi est réduit les cadres du PC de Vénissieux pour « rallier les électeurs » du Front national et de l’UMP.

NOTES

[1] Hervé Pupier, « Vénissieux : Michèle Picard succédera à André Gerin », Le Progrès, 26 avril 2009.