Skyrock, le SOS Racisme des années 2000

Une radio qui appartient à un grand groupe privé, qui embauche une star du porno et adopte une politique de playlist basée sur l’efficacité du hit : rien de bien nouveau. Un diffuseur commercial qui privilégie les textes d’artistes plutôt violents et vulgaires, c’est raccord avec la loi du profit capitaliste le plus racoleur. Mais, beaucoup plus étonnant, pour asseoir son succès Skyrock a constamment joué la posture de « l’utilité sociale » auprès du CSA et des pouvoirs publics, afin de légitimer ses demandes de subventions et de multiplier son nombre d’antennes relais, donc son audience. Encore une fois, la jeunesse des quartiers populaires a bon dos dans l’image d’une culture de voyous.

Pas de transmission

C’est en 1981 que Pierre Bellanger, en partenariat avec le quotidien Le Monde, crée la radio parisienne Cité Future qui deviendra La Voix Du Lézard l’année suivante. En 1986, changement d’actionnariat et changement d’échelle, soutenue par le groupe Filipacchi (aujourd’hui Lagardère), la radio prend le nom définitif de Skyrock et ouvre rapidement des fréquences en province. Ce média a tellement été diabolisé qu’on en a oublié pourquoi. On pense surtout à la posture de certains rappeurs qui critiquent cette radio parce qu’ils n’y sont pas programmés. Du coup, ils se rattraperaient dans le discours de l’anti-Skyrock ou l’appel au boycott parce que cette posture serait leur seul atout, leur manière de sauver la face et d’exister à travers ce média, même si ce n’est qu’en opposition. Tel est l’avis de Laurent Bouneau, le directeur général des programmes de la radio, qui méprise les critiques et se targue, sans rire, d’avoir « popularisé » le rap français. Mais on ne peut pas réduire les critiques à l’aigreur de rappeurs en mal de reconnaissance. Les raisons de la diabolisation de cette radio sont nombreuses, cet article ne les présentera pas toutes. On tentera modestement de donner un autre son de cloche que celui de Laurent Bouneau, qui est celui qui est le plus audible aujourd’hui.

Un peu d’histoire

En 1983 a lieu la Marche pour l’Égalité et contre le racisme, qui se termine par une manifestation de plus de 100 000 personnes à Paris, dont une grande partie sont des jeunes venus des quartiers populaires pour dénoncer les crimes racistes et les violences policières.

Face à l’ampleur et au succès inattendus de la mobilisation, des jeunes membres du PS, dont Julien Dray et Harlem Désir, décident d’investir, politiquement et financièrement, le champ de l’antiracisme en créant, l’année suivante, SOS Racisme. Malek Boutih les rejoint dans cette entreprise et deviendra vice-président de l’association en 1985 (puis président de 1999 à 2003). Alors que les revendications des marcheurs étaient politiques, le nouvel antiracisme devient moral. La Marche pour l’Égalité est renommée la « marche des Beurs ». Ce qui est censé pointer des problèmes concrets de justice, de violences policières, se réduit à une dénonciation compassionnelle et apolitique de la haine raciale. Voilà comment le PS et SOS Racisme ont récupéré et dépolitisé le combat antiraciste. Ces deux organisations, apparemment différentes l’une de l’autre, participent de la même logique : paternalisme et confiscation de la parole politique.

Trente ans plus tard, on ne peut s’empêcher d’y repenser lorsque Julien Dray poste ceci sur Twitter en octobre dernier. On ne change pas une formule qui gagne.

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Bref, quelques années après la marche, vers 1991, Fodé Sylla (qui deviendra ensuite président de SOS Racisme) organise des concerts de jeunes rappeurs dans les quartiers populaires dans le cadre d’un projet appelé « Obus ». La recette événementielle a cet avantage de faire parler, de donner l’impression d’agir, de remplir une mission citoyenne et d’utilité publique, tout ça à peu de frais.

SOS Racisme, depuis cette époque, continue à produire de l’événementiel, de la visibilité, en invitant porte-parole et artistes, sur le dos de causes qu’ils s’approprient. En se présentant comme l’expression des jeunes, de la mixité sociale, d’intérêt public etc., SOS Racisme obtient un financement de l’État.

Si on résume, il y a donc :
-* Encadrement et appropriation des luttes
-* Dépolitisation et emballage événementiel
-* Demande de subventions en se présentant comme l’unique ou le principal interlocuteur des quartiers, ou en lien avec les quartiers.

C’est sous cette grille de lecture qu’il devient intéressant de voir l’évolution de Skyrock à partir de 1996, lorsque la radio commence à changer sa grille musicale et adopte le slogan « Premier sur le rap ». Ce genre musical devient progressivement hégémonique sur les ondes de la radio et nous assistons alors :
-* Encadrement et appropriation du rap
-* Prédominance d’un rap violent mais dépolitisé, création des concerts Urban Peace « sous le signe de la paix et de la solidarité urbaine »
-* Demande de multiplication des antennes relais au CSA avec comme argument d’être l’unique radio de la mixité, « d’utilité citoyenne » (Soutien de SOS Racisme à Skyrock auprès du CSA)

Ce rappel sur l’histoire de la marche permet de faire un parallèle entre la manière dont SOS Racisme a récupéré les luttes pour faire la bascule avec sa résonance et sa légitimité à demander des subventions, et la manière dont Skyrock s’est auto-proclamée radio de la mixité sociale pour solliciter plus d’antennes relais auprès du CSA. Le parallèle est tellement évident que SOS Racisme est séduit par les arguments de Skyrock, les appuie auprès du CSA, puis Malek Boutih (président de SOS) devient directeur des relations institutionnelles de la radio, quelques mois après son soutien à Skyrock. Julien Dray, lui, sera présenté comme « Monsieur Culture » par Laurent Bouneau lorsqu’il l’introduira en parrain du concert Urban Peace 2013.

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Skyrock défend l’énergie et le buzz des quartiers populaires, mais le militantisme non. Rappelons-nous, en 1994, avant de crier le slogan « Premier sur le rap » la radio essaie de trouver des idées nouvelles pour devancer ses concurrents NRJ et Fun Radio. Laurent Bouneau est déjà directeur des programmes à l’époque, et donne une émission à Tabatha Cash, ex-star du porno, afin de se positionner au dessus des radios concurrentes qui ont des émissions qui parlent de sexe à destination des adolescents. Elle sera d’ailleurs la première à avoir la liberté dans son émission de jouer du rap sur la station, du rap américain.

La loi sur les quotas de chanson française en radio votée le 1er février 1994 influence le choix de jouer du rap national. D’abord c’est le rap le plus proche de la variété qui est choisi, puis celui d’un éclectisme plus ou moins fidèle à ce qui se produit sur la scène française, et enfin de plus en plus orienté vers un rap choisi, marqué, et martelé… celui que Laurent Bouneau pense le meilleur pour la radio, des morceaux à fort potentiel de hits.

Les directeurs artistiques des majors et de certains petits labels contactent directement Bouneau afin d’avoir son avis sur les morceaux de leurs artistes. Il faut dire que la radio a maintenant une influence si grande sur les ventes de disques que les majors sont prêtent à tout pour draguer son programmateur en chef. Les patrons des labels se battent pour obtenir un rendez-vous avec lui. Le processus normal d’une maison de disques, lorsqu’elle présente un album à une radio, est d’envoyer simplement l’enregistrement avec les informations sur l’artiste (biographie, dossier de presse, plan marketing…) et, si le programmateur apprécie un morceau, il pourra peut-être l’insérer dans la playlist. Mais avec une diffusion radio du rap monopolisée par Skyrock, l’enjeu est tel que les directeurs artistiques s’acharnent à consolider leurs rapports avec Laurent Bouneau, en l’invitant au studio lors de l’enregistrement du disque et en zieutant son moindre sourcillement. Ils acceptent qu’il oriente à sa guise leur plan marketing et les morceaux à mettre en avant. Lorsque les producteurs le sollicitent bien avant la sortie du disque, elles l’autorisent à entrer dans l’espace normalement intime et réservé de l’artiste, et à modifier la création en elle-même.

On ne discutera pas les goûts musicaux de la radio, ils lui appartiennent, on peut tout de même remarquer qu’à partir de cette période, le rap qui est diffusé est très violent, vulgaire, il n’a qu’un tabou : la politique. Tant qu’il n’est pas politisé, ça ne dérange pas. Il faut que les messages puissent avoir une posture provocatrice : dissidents dans la forme, sans vraiment déranger dans le fond.

Cependant, Skyrock sous l’angle politique, n’est pas une radio du PS ou de SOS Racisme. C’est un média de tous les pouvoirs, de gauche comme de droite, comme l’illustre le soutien unanime à Pierre Bellanger, P-DG de la radio, lorsque les actionnaires prévoient de l’évincer en 2011. On voit alors accourir à son chevet François Hollande, Malek Boutih, Jack Lang, mais aussi des personnes plus inattendues comme Rama Yade, Xavier Bertrand, Laurent Wauquiez, ou Jean-Luc Mélenchon. Ces personnalités politiques viennent apporter leur soutien à Pierre Bellanger sous le symbole de « la défense de la liberté d’expression de Skyrock ». Même Jean-Luc Hees, alors président du groupe Radio France, apporte son soutien en soumettant l’idée d’inviter l’animateur Difool à France Inter, dans l’émission « Souriez vous êtes informés », afin qu’il défende son patron Bellanger. L’émission est retransmise simultanément sur la station publique et sur Skyrock.

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Et pourtant il n’est pas du tout question de « liberté d’expression » dans cette affaire, mais simplement le fait qu’AXA, principal actionnaire du groupe Skyrock, estime que la radio peut fonctionner aussi bien sans le salaire exorbitant de Bellanger. C’est le Crédit Agricole qui sauvera ce dernier en rachetant des parts d’AXA. Encore une fois, l’« utilité citoyenne », la « radio des jeunes », la « radio de la mixité » de l’« intérêt général » ont été des prétextes pour dissimuler les intérêts personnels de la radio. Mais tout ceci est une autre histoire.

Autre cas du tabou politique : le cas du groupe la Rumeur. Il est intéressant car il montre à quel point Skyrock est déstabilisée lorsqu’il s’agit de soutenir concrètement les rappeurs dans leur activisme politique. Et c’est sans surprise que la station privée se positionnera comme un média des pouvoirs. Cependant, même si ce n’est pas une radio à vocation sociale, elle se présente dans une posture d’utilité sociale, auprès du CSA comme des pouvoirs publics. On voit bien, à travers la recherche assumée de Laurent Bouneau de vouloir programmer des hits à tout prix, que ce n’est pas le cas.

Le cas du groupe La Rumeur

Voici un bref rappel des événements :

En juillet 2002, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, porte plainte pour « diffamation, atteinte à l’honneur et la considération de la police nationale » contre Hamé, pour trois passages d’un article publié dans un fanzine qui accompagne la sortie de l’album. Dans un article intitulé « Insécurité sous la plume d’un barbare », le rappeur dénonce les violences policières.

C’est seulement… huit ans plus tard, en 2010, au terme de cinq procès (un en première instance, deux en appel, et deux pourvois en cassation), que la Cour de cassation relaxe définitivement Hamé. Dans l’histoire judiciaire, ce procès est le premier concernant la liberté de la presse dans lequel l’État s’est pourvu deux fois en cassation.

Ce cas exceptionnel est aussi marquant pour le rap que pour le droit et pour le combat contre les violences policières. Saluons l’audace d’Hamé qui, plutôt que d’invoquer simplement la liberté d’expression en s’excuser à moitié des propos tenus, décide d’assumer pleinement ses propos et de porter le débat sur le terrain historique. Il invite ainsi des historiens, des chercheurs et même un gardien de la paix, à témoigner. Sa stratégie de défense paiera à l’issue du procès, et servira aussi à marquer l’histoire en libérant une parole critique sur les violences policières.

Mais comment ce petit fanzine a pu atterrir dans les mains de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur ? C’est que, dans cette même publication, Pierre Bellanger et Laurent Bouneau en prennent pour leur grade, au travers d’un article d’Ékoué, autre rappeur de la Rumeur « Ne sortez plus sans votre gilet pare-balles ». Skyrock dépose plainte pour appel au meurtre, mais la plainte est classée sans suite par le parquet. Or « c’est cette même radio qui transmettra au syndicat Alliance ce fameux papier qui fera entrer Hamé dans son incroyable combat judiciaire contre le ministère de l’Intérieur ». Ainsi, Nicolas Sarkozy prend le relai de Skyrock et porte plainte à son tour contre Hamé.

Le rôle de Laurent Bouneau. Un génie à applaudir ? Un monstre à diaboliser ?

Il ne s’agit pas de remettre en question les goûts musicaux de Laurent Bouneau, ni son potentiel et son travail assidu à trouver tous les leviers possibles pour faire marcher ce média. On met cependant un gros bémol sur le côté inédit ou original de sa stratégie, car on estime que le rap français était de toute façon voué à exploser économiquement, avec ou sans lui. Il a juste choisi l’emballage et aidé à accélérer sa dépolitisation. On regrette qu’à travers la plupart des interviews qu’il a accordées il se targue d’avoir eu le courage de mettre le rap sur un piédestal et d’avoir réussi un pari, mais aussi qu’il justifie la moindre critique par la loi des chiffres ou la loi des courbes de l’Audimat.

Sa vision de l’économie, et sa manière de l’appliquer dans ce domaine n’a rien de nouveau ou d’original, elle est celle de la mise sous format, sous emballage d’une musique qui était d’elle-même pleine d’énergie et de potentiel. Accélérer les choses comme il l’a fait, c’est simplement adapter cette musique au capitalisme le plus banal, c’est à dire choisir la violence, les clichés, la facilité du discours. On ne voit pas le génie dans tout ça, juste une mise au format d’une musique qui ne l’était pas encore, parce qu’elle était en devenir. On ne fera pas porter sur son dos la responsabilité de tous les maux du rap, mais nous appuyons le fait que nous ne voyons pas non plus ce qu’il a pu apporter de concret et de positif. L’économie qu’il applique, c’est l’économie la plus frontale et niaise, simple réaction aveugle d’une économie aveugle, celle des courbes qui justifient tout. Nous pensons que les véritables paris, courage ou audace auraient été d’utiliser les courbes comme un outil au service de la musique, et non la musique au service de la courbe.

Oui, même sans Laurent Bouneau le rap aurait été popularisé, il le devenait déjà d’ailleurs, sans quoi Skyrock ne lui aurait pas ouvert la porte. Peut-être moins rapidement et sous des prismes totalement différents. Les États-Unis, berceau du rap, ont montré des schémas tout aussi violents mais beaucoup moins hypocrites que cette danse non assumée entre un média privé et des politiques publiques, que cette sordide drague sur le dos des « jeunes » et de « la mixité sociale ». Les pouvoirs publics soutenant finalement ce média au capitalisme des plus endurci.

Peut-on reprocher à une radio commerciale d’avoir comme première préoccupation la rentabilité ? Tout compte fait, Skyrock est-elle si différente des autres radios commerciales ? Non, et pour aller plus loin, le pire ne se produit-il pas quand une radio du service public essaie de la concurrencer dans cette course à l’audimat ? A méditer. En réalité, la différence entre ce média et d’autres ne se joue pas tant que ça sur le fonctionnement opportuniste, car beaucoup sont comparables. La réelle différence se situe surtout dans le choix de jouer du rap français. En choisissant ce rap plutôt que le rock, le jazz ou l’électro par exemple, Skyrock a choisi de diffuser le dernier genre musical en date à prétendre avoir une fonction « sociale ». Les têtes pensantes de la radio le savent puisque, comme on a pu le voir, elles s’en sont servies pour justifier bien des choses.

Mais le revers de la médaille est que le rap français, quel que soit le degré d’engagement des artistes, est voué à être sujet de débats et de polémiques. Une partie du public est très critique et attend une cohérence entre le discours d’un artiste et son activisme. Cette préoccupation est moins présente dans le monde de l’électro ou du jazz d’aujourd’hui par exemple. L’idée que les politiques et que même certains rappeurs se font de la fonction « sociale » du rap, le côté « bouée de secours » qui rattrape l’échec scolaire, est l’une des raisons pour laquelle certains auditeurs pointent l’incohérence de cette radio « commerciale et vénale » lorsqu’il s’agit de playlister les hits, et « d’utilité publique » lorsqu’elle s’adresse aux pouvoirs publics. Le goût amer qui reste de tout ça est, pour les quartiers populaires, l’idée d’être encore une fois l’objet de la récupération.