T’es le héros du film, qui est à la production ?

Alors que les maîtres à penser invoquent un « roman national » garant de la cohésion sociale, il est tentant de revenir sur ce cinéma républicain forgé sur des images quasi immuables depuis l’époque coloniale. Mais les femmes et les minorités, jusqu’ici enfermées dans le rôle de la diversité, osent froisser le vieux scénario et prétendre à la co-réalisation. Ce n’était pas prévu.

1. LE FILM

J’imagine la République comme un film dans lequel nous avons tous notre propre rôle à jouer. Le scénario s’écrit un peu plus chaque jour. Seulement dans la répartition des rôles, certain/e/s acteurs/actrices aimeraient devenir les scénaristes de leur propre rôle, et même devenir coproducteurs/trices de ce film en cours qu’est la République.

Le préjugé

Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Renan et tant d’autres, dont nos écoles et nos rues portent aujourd’hui le nom, étaient persuadés de la supériorité de l’homme blanc sur les autres, comme de la supériorité des hommes sur les femmes. Mais grâce à la science, qui a fait du chemin depuis, on a pu démontrer qu’il n’existe qu’une race humaine. Et que les femmes sont égales aux hommes.

Le préjugé persiste

La plupart des gens pensent que racisme et sexisme existent « depuis la nuit des temps ». Comme si on ne pouvait pas éviter de vivre avec, comme s’ils faisaient parti des gènes de l’être humain. Mais dès que l’on gratte un peu, on découvre en fait des constructions de pensée, des conceptions. Les sociétés se construisent avec une culture raciste, mais pourraient très bien se construire sans racisme, sans sexisme.

Alors pourquoi nos élites de la République, qui aiment tant diaboliser le FN, ne voient-ils pas le plus important ? Pourquoi ne remettent-ils pas en cause la structure même du racisme et du sexisme, structure ancrée dans l’échafaudage républicain français ?

Vieux pays immobilisé dans sa suffisance, la France est restée assise sur les vieilles références brillantes du passé. Les responsables politiques sont issus d’une vieille école encore très paternaliste, qui adore citer les Lumières et leurs bienfaits universalistes, mais sans nuancer, sans jamais préciser que tout n’est pas à prendre.

Le préjugé persiste et signe

Vu que nos élites n’ont délibérément pas cherché à déconstruire explicitement ces préjugés d’hier, le film républicain – dans lequel nous jouons toutes et tous un rôle – s’écrit toujours sur la peur, sur les fantasmes de civilisations obscures et malfaisantes.

Nous les regardons écrire ce film sur un vieux scénario dans lequel les femmes et les minorités, les descendants des colonies et leurs enfants, pourtant français aujourd’hui, sont représentés et essentialisés dans le rôle qui leur est destiné. Et tout un pays, toute une population sont constamment inondés par la violence des représentations, par la caricature et l’aliénation qui se produit tous les jours sur les affiches, sur les petits et les grands écrans.

2. LE FILM D’HIER

Faisons un petit tour dans le passé en observons les quatre images ci-dessous. Elles datent toutes de l’époque coloniale. On y voit la peur de l’Invasion. Invasion juive, invasion arabe, invasion jaune, invasion noire. La première chose qui saute aux yeux est la similitude avec laquelle est interprété le fantasme de l’envahisseur. Notre film républicain a toujours eu le même scénario, seul le visage du méchant change. Mais le méchant est en réalité le même envahisseur, celui de l’imaginaire républicain.

Ce sont les peuples qui ont été envahis, colonisés, qui sont représentés comme envahisseur sur ces images. C’est un paradoxe qu’il faut souligner.

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Toujours en se baladant dans le passé, on trouve ci-dessous des images qui sont une succession de représentations de femmes qui dansent, le ventre nu. Mises l’une à la suite de l’autre, les images nous montrent que le scénario reste le même quel que soit l’origine de la femme, comme pour l’envahisseur précédemment, seul le visage change, mais ces femmes sont interchangeables, elles sont l’exotisme de l’imaginaire républicain.

Le film républicain impose et diffuse la peur d’un colonialisme inversé et le fantasme de femmes « objetisées ». L’orientalisme est une création de l’Occident.

Sur la question du sexisme, on aurait d’ailleurs pu inclure dans cette série les femmes non issues des colonies, les images ne manquent pas, il suffit d’ouvrir n’importe quel magazine actuel. Mais notons la double oppression que les femmes Autres subissent, en tant que femmes, en tant qu’« autres ».

Les actrices et acteurs du vieux film républicain, quels étaient leurs rôles ?

Elle ne danse pas « avec lui », mais « pour lui ».

Pour le bon déroulé du film, le rôle que jouent les femmes est destiné aux hommes, elles sont actrices d’un monde produit par des hommes – pour des hommes. Elles dansent pour le Maître. Elles ne dansent pas « avec » lui, mais « pour » lui.

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Il ne rigole pas « avec l’Autre », mais « de l’Autre ».

Ci-dessous , l’affiche d’une publicité pour le chocolat Felix Potin datant de la fin du 19ème siècle nous montre un clown noir qui vole la vedette à un clown blanc en faisant tenir une tablette de chocolat en équilibre sur son nez. Le clown blanc est triste de constater qu’il se fait supplanter par le noir, lui qui est pourtant vêtu d’un déguisement plein de couleurs, burlesque et attrayant. Le clown noir est juste « déguisé » en homme blanc distingué. Cela suffit à faire de lui un personnage dans une situation comique.

Ce que montre cette image c’est que le clown blanc a besoin d’un déguisement rigolo pour exercer son art, car il est perçu comme un artiste. Le Noir, lui, sera dans une situation comique par le simple fait d’être habillé de manière distinguée. C’est un clown par « nature » et non par métier, nous rions « de lui », malgré lui. Il n’a pas la faculté artistique de nous divertir consciemment. Mais le spectateur saura observer et savourer finement son propre divertissement. Rappelons que les animaux dans les zoos divertissent le spectateur malgré eux. L’Autre n’a pas la faculté d’avoir du talent, c’est le spectateur appartenant au monde républicain qui a la faculté de savoir regarder. Les affiches et cartes postales des zoos humains qui ont nourrit le succès des expositions coloniales nous rappellent cette objetisation, chosification de l’Autre, comme par exemple l’image ci-dessous où une mère donne sous le regard de sa fille du chocolat à des « indigènes » enfermés dans une réserve, où celle montrant deux gentlemen distingués en train de reluquer une « indigène ».

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3. LE FILM D’AUJOURD’HUI

Du vieux film républicain au nouveau, les rôles ont-ils changé ?

Il reste un cliché.

Chez les comiques ou acteurs « autres » de notre époque, ceux qui ont un succès le plus immédiat sont en général ceux qui mettent en scène leur propre situation de minorité. Les acteurs maghrébins, antillais, subsahariens, asiatiques se voient rarement offrir un autre rôle que celui du « Noir qui fait peur », du « Rebeu rusé et agressif », etc.

Pour ces rôles doit-on employer le mot artistes ? Le scénario n’a t-il pas juste besoin d’une « fonction » qui peut exister avec ou sans jeu d’acteur ? L’acteur ici est interchangeable tant qu’il est Autre. Alors sur quel angle de son talent est-il choisi ? Le talent appartient au monde de l’art, de la civilisation, les Autres n’y ont peut-être pas accès ? Sont-ils autre chose qu’une « représentation », qu’une « diversité », qu’une « nouvelle saveur » du vieux scénario ?

Destiné à nourrir les fantasmes d’une société construite sur des préjugés, cet Autre est enfermé dans des stéréotypes si étroits qu’il ne peut pas s’épanouir en tant qu’artiste.

Elle reste un cliché.

Et les femmes actrices ? Sont-elles vraiment perçues comme des artistes ? Les comédiennes sont la plupart du temps sollicitées pour leur aspect physique, leur délicatesse ou leur hystérie. Rarement pour leur intelligence ou pour un talent de leadeuse. Et en général, les leadeuses sont des actrices sollicitées tant qu’elles sont jeunes et belles. Fantasme des hommes, pour des hommes. Elles sont confinées dans des stéréotypes si étroits qu’elles restent un cliché.

Dans le film que nous vivons, le degré de liberté des femmes dans une société est mesuré à leur acceptation de la nudité. Le scénario écrit par des mains masculines doit avoir l’esthétique qu’ILS veulent bien valider. Le combat pour porter des mini-jupes passe donc devant celui de l’égalité des salaires ou l’équivalence hommes-femmes sur les postes à forte responsabilité.

4. LE FILM DE DEMAIN

La diversité ? Non, la différence.

Aujourd’hui il y a un débat sur la « diversité » dans nos médias. Mais le sujet du débat est-il bien posé ? Plus de diversité cela voudrait-il signifier que l’on va garder ce même scénario périmé, en augmentant le nombre d’acteurs et actrices servant les clichés et les fantasmes ? Parce que la diversité, si les Autres ne l’écrivent pas, ça n’a pas vraiment d’intérêt. A t-on besoin de « diversité » ? La diversité meuble le film, « ils » et « elles » n’y sont pas « artistes » mais « fonction ». Alors ce qu’il faut, ce n’est pas plus de diversité, mais penser avec les différences.

Changer le scénario

Maintenant, imaginons que nous sommes à l’aube du changement, que nous allons rompre avec cette scénarisation étroite et répétitive. Aussitôt, la République sent qu’on la montre du doigt, qu’on l’analyse, pire même, qu’on traite le producteur du film républicain de raciste misogyne aux intentions pleines de suffisance et de paternalisme. Telle n’était pas son intention, pensera-t-il. Cet être « normal » parce l’Histoire lui a toujours dit qu’il l’est. Cet être « au centre du monde » parce que l’Histoire lui a toujours dit qu’il l’est, aura aussitôt peur de perdre le rôle de bienfaiteur omniprésent, et de producteur unique du film républicain. Les Autres prétendent réclamer des places de coréalisateur/trices du film ? Ce n’était pas prévu, et rien ni personne ne lui avait appris à vivre avec cette éventualité.

Quand le prisonnier se libère, il libère aussi le geôlier de ses fonctions

Imaginons toujours que nous sommes à l’aube de ce changement. Producteurs, réalisateurs et scénaristes du film sentent qu’ils ne sont plus intouchables, ils sentent même que les commandes leur échappent. Les Autres ont su surpasser leur aliénation et écrivent déjà des films et des rôles inédits, imposant ainsi une coproduction nécessaire.

Les minorités sont hybrides, elles sont dans le futur. Ils et elles bousculent les clichés et les préjugés, écrivent le scénario avec les multitudes d’identités possibles. Et alors le vieux producteur comprend lentement que sur le long terme ça lui sera salutaire. À lui aussi. Car le rôle qu’il jouait était celui de l’éternel « responsable », « centre du monde », « héros » ou « bourreau »… et il va en être libéré. Lui aussi pourra se réinventer. Il craignait d’être essentialisé à son tour, parce qu’il ne pouvait voir les choses que sous le prisme de l’essentialisme. En tant que bourreau il se voyait bourreau, ou victime. Il n’imaginait que ce qu’il connaissait déjà. Il se rend alors compte qu’il peut enfin se plonger dans la douce aventure des identités multiples et en mouvement.

De la possibilité à l’évidence

Bien sûr, au début, lorsque les « Autres », souhaiteront marquer leur singularité, elles et ils passeront alors pour l’ennemi «naturel » de la République. Il faut s’attendre à voir leurs luttes perçues comme agressives, hystériques, sauvages, comme des signes de défis. Par manque de légitimité. Cela a été le cas à chaque fois que nous avons été à l’aube de luttes d’émancipation.

À chaque fois que des gens se battent pour leurs droits ils sont d’abord ignorés, puis ils sont combattus, et enfin leur combat devient l’évidence. Parce que la lutte passe d’une possibilité de scénario, au scénario bien réel du présent.

ÉPILOGUE

Avoir conscience de sa propre aliénation

Certains « autres » artistes aujourd’hui ont réussi à monter leur boîte de production et, en plein succès commercial, ils sont conscients que pour répondre à la loi du marché, il vaut mieux proposer un rôle réduit et caricatural. Ils ne peuvent pas changer à eux seuls l’écriture du scénario, en revanche ils peuvent en devenir les premiers bénéficiaires. Quitte à voir son image caricaturée, autant spéculer soi-même dessus, être le maître de sa caricature.

Ces artistes qui produisent déjà eux-mêmes leurs œuvres, accroîtront au moins le sentiment de fierté, de considération, mais ils restent malgré tout une exception de réussite. Et ils ne changent pas le scénario, ce dernier répond aux mêmes codes, même s’il est écrit par de nouvelles mains.

Malheureusement, même façonnées par les mains des Autres, ces nouvelles œuvres pourraient très bien continuer d’être racistes et misogynes. Il ne suffit pas de changer les acteurs, les réalisateurs et les producteurs pour éliminer sexisme et racisme du film. Il faut réinventer les rôles mais aussi se questionner sur la loi du marché, celle d’un spectacle au service d’une économie qui pousse à la caricature, à la violence et au sexisme. On ne changera pas la logique du film tant qu’on ne chamboulera pas la société dans son ensemble. Le racisme et le sexisme se sont insérés dans toutes les strates de ce qui construit une société.

L’enjeu féminin, du blockbuster à la République

Dans la plupart des grandes productions hollywoodiennes, le héros américain combat le méchant Vietnamien ou le méchant Arabe. La sœur du méchant tombe amoureuse du héros à la faveur d’une scène très sensuelle puis, une fois qu’il a tué le père et le frère et qu’elle l’aime, il l’abandonne et retourne à contre-cœur aux USA, mais sans verser une larme.

Ce héros, après avoir tout saccagé sur son passage, tué les hommes de la famille de celle qui lui plait, repart souvent seul. Sa brève compagne restera dans les ruines de sa culture, mais de toute façon sa culture était la mauvaise. Elle vivra donc avec le souvenir de son héros et très heureuse d’être libérée des griffes de sa famille et d’une culture archaïque.

À travers ce scénario répété avec plus ou moins de nuances, on voit l’ethnocentrisme dans toute sa violence et dans tout son égoïsme. Le fantasme d’un monde centré sur lui-même, un monde qui se représente le lointain comme source d’hostilité à l’exception de la multitude de femmes. Et ces femmes abandonneraient pères, frères et maris pour suivre l’idéal symbolisé par le jeune Occidental.

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Concernant le film républicain, est-ce si différent des blockbusters américains ? Ci-dessus, à travers cette affiche éditée par l’armée française en pleine guerre d’Algérie, l’administration coloniale entreprend de diffuser massivement l’idée que son rôle civilisationnel est de libérer la femme indigène du joug d’une société archaïque. En cela, la République espère faciliter l’intrusion dans la sphère culturelle du colonisé afin de fragiliser le noyau familial en mettant sur le banc de touche les frères, les pères et les maris. Le fantasme des blockbusters d’outre-Atlantique est déjà bien présent.

À travers ce slogan « N’êtes-vous pas jolie ? Dévoilez-vous ! », l’image propose une libération vestimentaire. Et le vêtement devient alors un sujet politique.

Aujourd’hui, on peut retrouver cette obsession à vouloir dévoiler des femmes de manière constante dans des mouvements et associations tels Ni Putes Ni Soumises ou les Femen. Ces collectifs sont créés soit par des hommes soit par des entités politiques à très forte prééminence masculine. On y retrouve la même volonté d’opposer les filles à leur famille, et la même volonté de défier l’autorité « ennemie » (frère, père, mari) que dans les blockbusters. Des clichés américains au film républicain, cette idée de faire rompre la fille indigène avec sa culture, puis de la posséder, est une idée continue, un scénario répétitif. Un seul et même fantasme.

À la différence d’un film à gros budget américain, la réalité française des années 1950 à aujourd’hui montre que beaucoup de filles ne sont pas attirées par le rôle que les producteurs du film leur proposent, elles ne se précipitent pas pour entrer en scène, pour s’exhiber dans le spectacle que les scénaristes leur ont écrit. Et pour cause ?

Le futur que les Ni Putes Ni Soumises soutiennent est un futur dans lequel les femmes ne sont jamais recrutées à l’écriture du scénario, à la réalisation ou à la production, mais existent comme fonction de « diversité » avec cette chance inouïe pour elles d’être du bon côté de l’affiche. Elles devraient s’en contenter et en être heureuses. Le combat vestimentaire se joue dans un décor où poitrines et fessiers se démultiplient sur tous les abribus et toutes les chaînes de télé, où la nudité est plébiscitée par des hommes et pour des hommes. En résistant, les « Autres » ternissent le scénario républicain. Où est la danse du ventre ? Où sont l’exotisme et l’orientalisme ? Il manque de la « nudité » dans le film.