« Oui, il existe un choc des civilisations : la civilisation de l’exploitation contre celle de la solidarité humaine »

Farid Esack est professeur de théologie musulmane à l’Université de Johannesburg en Afrique du Sud. Après avoir milité contre le régime de l’apartheid dans son pays, il s’est lancé dans la lutte contre l’apartheid en Palestine et préside BDS Afrique du sud (Boycott, Désinvestissement, Sanctions). Auteur de nombreux livres sur l’islam, dont Coran mode d’emploi, il se revendique de la théologie musulmane de la libération et développe une approche de la religion « du point de vue des marges et des marginalisés ». De passage en France en mars 2015, où certaines de ses conférences ont été censurées, il discute de l’idée d’« islam progressiste », de l’Etat islamique comme « réponse problématique » à l’impérialisme, de la pluralité des dominations et de la nécessité pour les musulman.e.s de créer des alliances larges.

Entretien vidéo doublé en français

Partie 1 : Un islam progressiste ? (VF 11:17)

Partie 2 : Quelle conscience musulmane en France ? (VF 6:52)

Version intégrale (VF 17:39)

Entretien vidéo sous-titré en français

Partie 1 : Un islam progressiste ? (VOSTFR 11:17)

Partie 2 : Quelle conscience musulmane en France ? (VOSTFR 6:52)

Version intégrale (VOSTFR 17:39)

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Retranscription de l’entretien

En tant que militant progressiste et musulman sud-africain, quelle est votre approche de la théologie de la libération ?

Tout d’abord, il existe beaucoup, beaucoup de musulmans dans le monde qui sont profondément engagés dans une perspective de libération du monde et de l’humanité. Mais, pour beaucoup de gens en Occident, l’idée d’être un musulman progressiste signifie d’être du côté des valeurs occidentales et de la civilisation occidentale. Quand le mot « progressiste » est utilisé dans le discours de gauche, cela signifie « contester le pouvoir », « contester l’État », « contester l’hégémonie », « contester l’idée de hiérarchies »… Quand il s’agit de musulmans, le mot « progressiste » est utilisé dans le sens : « Comment être compatible avec les valeurs dominantes de la société ? »

Donc j’évite souvent d’utiliser le mot « progressiste » dans le contexte occidental, quand il s’agit d’islam. Dans un contexte politique, je suis heureux de m’approprier le mot « progressiste ». Dans un contexte religieux, je l’évite. Parce que dans un contexte religieux, il sous-entend un musulman vide de sa substance. Un islam qui n’aurait rien à dire au monde, à part : « je vais m’adapter, je vais m’adapter… »

Et la théologie de la libération s’appuie sur deux prémisses très importantes. La première est de comprendre sa religion et sa foi du point de vue des marges et des marginalisés. La deuxième est l’idée que pas un seul prophète… pas un seul prophète de Dieu n’est venu au monde et n’a demandé : « Comment s’adapter à la société dominante ? » Il y a donc l’idée que les musulmans sont des perturbateurs. Je suis désolé : je partage l’idée que les musulmans sont des perturbateurs ! Tout au long de de l’histoire de l’humanité, chaque prophète a perturbé l’ordre établi. Les prophètes ne viennent pas pour dire « donne-moi une place à la table de la civilisation. Donne-moi une place à la table de l’élite, des riches ». Non, non, non ! Les prophètes viennent et renversent la table, comme l’a littéralement fait Jésus-Christ, selon la Bible. C’est la première chose que je veux dire, et je sais que cela fait peur.

Mais beaucoup, beaucoup de progressistes dans le monde arrivent à la conclusion que la contradiction fondamentale est contre les musulmans et le fondamentalisme musulman. Ma contradiction fondamentale n’est pas contre les musulmans et le fondamentalisme musulman. Ma contradiction fondamentale est contre le pouvoir, l’hégémonie, les invasions, les occupations et l’exploitation.

« Il y a le problème et les mauvaises réactions au problème »

Il y a de nombreuses années… et je suis un peu honteux de cela… mais il y a de nombreuses années, j’étais un collégien et nous faisions partie du mouvement de la conscience noire. Je ne chante pas très bien, mais je vais le faire devant la caméra. Nous tournions autour de nos écoles et nos stades en chantant :

Incendie, viol et meurtre dans le sang.
Incendie, viol et meurtre dans le sang.
Incendie, viol et meurtre dans le sang, à l’avènement de la révolution noire !

C’est horrible ! C’est raciste, c’est misogyne, c’est inhumain. Ça ne se fait pas ! On l’a fait. D’accord. Étions-nous le problème ? Non. L’apartheid était toujours le problème ! Notre réponse à l’apartheid était profondément problématique. Notre réponse à l’apartheid était inhumaine ! C’était chauvin ! C’était dégoûtant ! Étions-nous le problème ? Non, nous n’étions pas le problème. Nos réponses étaient problématiques. L’apartheid était toujours le problème ! Ainsi, le radicalisme musulman, les problèmes des ghettos en France, les problèmes au Moyen-Orient, les problèmes des centaines, des milliers de personnes qui se rendent dans les champs de bataille de Syrie et d’Irak sont profondément, profondément problématiques.

Est-ce le problème ? Non. Il y a le problème et les mauvaises réactions au problème. La question est de savoir si la société occidentale est prête à se poser des questions graves à elle-même, concernant son complexe militaro-industriel, son système économique, qui sont fondés sur l’exploitation, les invasions et les occupations. D’où viennent ces armes ? Y compris les armes de l’État islamique. Les pays musulmans n’ont pas d’industrie militaire. Donc le problème pour moi – et pour beaucoup, beaucoup de gens en Europe qui le savent, même s’ils ne veulent pas le reconnaître – est qu’ils veulent leur gâteau et le manger.

D’un côté, ils veulent faire de l’argent, avoir des économies florissantes fondées sur l’exploitation des peuples des deux tiers du monde, sur l’industrie militaire, sur les relations économiques injustes. Et, de l’autre, ils veulent aussi la paix dans leurs propres sociétés. Vous ne pouvez pas avoir le gâteau et le manger. Ces gens [de l’État islamique] sont vos poules qui rentrent au bercail.

Ceci dit, j’ai évidemment un problème fondamental avec les réponses problématiques à l’hégémonie et au pouvoir, qui est si profondément ancrée dans la conscience occidentale. Et ce sont souvent ces personnes engagés dans – peu importe comment on les appelle, fondamentalistes ou radicaux musulmans – leur vision du monde est exclusiviste. Ce n’est pas une vision de liberté, ce n’est pas une vision libératrice. Leur vision du monde est plus que répugnante ! Donc je comprends que c’est une réaction à l’impérialisme, à l’occupation et au colonialisme. Mais, dans le même temps, ce n’est pas une vision que je partage.

« Les musulmans doivent apprendre à faire cause commune avec les autres »

En tant que théologien de la libération, je dois comprendre ma foi à partir des marges, en m’identifiant avec les marges. Et c’est pour cela que dans un pays comme la France, il est important, je crois, pour les musulmans de lutter pour d’autres causes, et de comprendre que leur cause est une cause connectée à la société plus large, qu’ils ne sont pas les seuls à être exploités, que la civilisation occidentale, les puissances occidentales ne mènent pas une guerre contre l’islam.

Elles mènent une guerre contre les musulmans parce que les musulmans sont en train de leur résister. Mais la guerre est plus largement contre les pauvres, contre les marginalisés. Elles font la même chose en Amérique latine. Elles font la même chose aux Philippines. Elles font la même chose dans chaque partie du monde qu’elles veulent contrôler. Donc les musulmans doivent apprendre à faire cause commune avec les autres, et ne pas se convaincre qu’ils sont les seules victimes. S’enfermer dans le statut de victime est une chose terrible. Nous avons vu ce que cet enfermement victimaire a fait aux juifs. Il les a dérivés vers un entre-soi clos et auto-centré. Les musulmans risquent de faire la même chose.

Or la religion prophétique est quelque chose qui dit la vérité au pouvoir. Elle dit la vérité au pouvoir au sein des institutions musulmanes, en s’interrogeant sur la manière dont les musulmans traitent leurs propres minorités dans les pays qu’ils contrôlent – comme le Pakistan par exemple – comment le Pakistan traite les chrétiens au sein d’une société musulmane et comme nous traitons les femmes. La religion prophétique est une attitude, une approche de la religion qui se met du côté des marginalisés et ne cherche pas à imposer un système religieux contre un autre de la même manière que ce qui est fait au nom de la civilisation occidentale.

Quelle conscience musulmane en France ?

S’il y a un mot qui résume le christianisme, c’est sûrement « amour ». Le Christ en tant que personnification de l’amour, le Christ en tant que personnage qui a donné sa vie pour que l’humanité puisse être sauvée, selon les mots de la christologie. S’il y a un mot qui pourrait caractériser le mieux l’islam, c’est « justice ». C’est l’idée que Dieu a créé le monde en toute vérité. L’idée que Dieu a créé les cieux et la terre en toute vérité et que chaque âme mérite sa récompense. Et qu’elle ne doit pas être opprimée.

Donc cette idée de résistance à l’oppression. Mais il est aussi significatif – et le Coran est très clair à ce sujet – que notre responsabilité est de nous soulever en tant que témoins de Dieu dans la quête de la justice. Même si cela peut se faire contre ton propre intérêt. Donc ce n’est pas la justice pour la tribu, la justice pour les musulmans… Même si cela peut être contre nous-mêmes.

Donc l’épreuve de justice dans le Coran ne consiste pas à savoir si tu te soulèves pour défendre tes propres droits. Tout le monde le fait, cela vient naturellement, et c’est très bien de le faire.. Mais l’épreuve coranique de l’engagement pour la justice consiste à savoir si tu peux te soulever en tant que témoins de Dieu dans la quête de la justice même si cela peut se faire contre ton pouvoir.

« L’oppression n’est pas la prérogative des Blancs »

Dans le contexte des musulmans au niveau local, comment puis-je m’opposer aux idées dominantes d’hégémonie, m’identifier avec les Palestiniens, m’identifier avec les autres immigrés des ghettos ? Comment est-ce que je fais ? C’est le défi externe. En même temps, comment gérer le défi interne ? Comment gérer ma masculinité par rapport aux femmes ? Parce que chacun d’entre nous a la capacité à la fois d’être opprimé et de devenir oppresseur. L’oppression n’est pas la prérogative des Blancs. L’oppression n’est pas la prérogative de la civilisation occidentale.

Hannah Arendt a parlé de la banalité du Mal. Tu sais, c’est très bizarre de cantonner le mal aux nazis… non, non, non. Chacun d’entre nous est simultanément dans la position de dominer d’autres, et d’être dominé par les autres. Donc pour moi l’idée islamique de se soulever en tant que témoin de Dieu dans la quête de la justice même si cela se fait contre toi… est l’idée théologique la plus importante que je voudrais transmettre aux jeunes.

Rebellez-vous ! Contestez ! Mais ne contestez pas dans le sens restreint du terme, uniquement pour vous-mêmes. Mais trouvez des causes plus générales tout le temps, et cherchez les autres marginalisés de la société et identifiez-vous à eux, collaborez avec eux. C’est ce qui fait finalement de nous des humains : être solidaires entre nous. Et c’est une idée qui est fondamentalement contraire avec l’idée capitaliste que les êtres humains sont destinés à être en compétition entre eux. La conception religieuse des êtres humains est celle de la société avec les autres. Les humains s’aidant mutuellement, les humains constamment dans l’état de retourner vers Dieu.

Donc, oui, il existe un choc des civilisations ! Et c’est un choc des civilisations auquel je suis ravi de faire partie. D’un côté, la conception des êtres humains comme marchandise, de la terre comme une propriété privée, de l’humain comme homo economicus, juste comme un animal économique, qui doit être exploité… Et, de l’autre, l’idée que les êtres humains sont sacrés, connectés à un éco-système plus large, engagés dans un chemin avec les autres, en solidarité avec les autres, évoluant comme une civilisation évolue, comme la vie évolue, dans un voyage vers la transcendance.