Impunité policière #2 [Vidéo]

Deuxième partie de la trilogie « Impunité policière » : Rébellions et criminalisation de la révolte. Vidéo de 17 minutes, en deux chapitres : « Les raisons de la colère » / « Criminalisation de la révolte ».

 

Merci aux membres de la radio libre La Locale pour l’aide technique et le matériel, à Kindred Beats pour le son et la musique, et aux charbonneuses et charbonneurs de l’ombre pour tout le reste !

 [ERRATUM : deux erreurs dans le commentaire audio. Le viol de Théo Luhaka a eu lieu en 2017 et non en 2016 et les arrestations de Bagui et Youssouf Traoré ont eu lieu en 2016 et non en 2017. Nos excuses aux premiers concernés et à leurs proches]

 

Texte intégral de la voix off dans la vidéo :

Rébellions et criminalisation de la révolte

Quand des violences policières sont commises, qui aboutissent parfois au décès de celui ou celle qui en est victime, il y a presque toujours confrontation entre deux versions : la version des proches et celle des forces dites de l’ordre. De la confrontation de ces deux versions naît le doute sur ce qu’il s’est réellement passé.

 

Le doute est aussi alimenté par l’incapacité des forces de l’ordre à reconnaître qu’elles ont exercé des violences, et par l’empressement des autorités politiques à présenter le décès comme résultant d’un problème médical, d’un usage abusif de stupéfiants et d’alcool – toujours démenti par les contres-expertises diligentées par les familles – ou bien encore de la prétendue nécessité pour les policiers ou les gendarmes mis en cause de recourir à légitime défense. Celle-ci est d’ailleurs toujours mise en avant dans les cas de violences policières, comme suite au viol de Théo Luhaka en 2016.
 
Ces discours, tenus quelques heures après le drame, cherchent à transformer les victimes en suspects : la mémoire des morts est ainsi bafouée, avant même qu’ils soient enterrés et qu’une enquête ait débuté. Leur casier judiciaire est disséqué sur la place publique par les médias et l’opprobre est jetée sur le territoire où ils vivaient, décrit comme une « zone de non droit » où délinquance et violence seraient les seules règles. Ainsi, on laisse entendre que le décès en question n’est qu’une conclusion, tragique certes, mais logique, du parcours de la victime.

Ces allégations ravivent ou alimentent, chez les proches et les habitants du quartier, un sentiment d’injustice : expérience commune sur le plan social, économique et médiatique. 

Les violences arbitraires à l’encontre d’un habitant, – allant parfois jusqu’à sa mort – agissent alors comme un déclencheur à une révolte qui couvait généralement chez nombre d’entre eux, fruit du refus de la stigmatisation permanente dont font l’objet les quartiers populaires.

LES RAISONS DE LA COLÈRE

 

Les familles de victimes et leurs soutiens s’organisent alors autour de la revendication « vérité et justice ». Vérité sur ce qu’il s’est réellement passé, et justice face à la violence policière en réclamant l’égalité de traitement et la reconnaissance de la culpabilité des responsables. Des organisations déjà existantes ou des collectifs créés pour l’occasion se mobilisent, et utilisent différentes formes d’actions : conférence de presse, marche blanche, manifestation, interventions dans les médias, rassemblement, présence sur les réseaux sociaux, etc.
 
Un autre type d’action consiste à répondre à la violence policière par la violence politique : la rébellion, l’action directe, la destruction des symboles étatiques, la confrontation avec les forces de l’ordre. C’est le plus souvent au sein du quartier de la victime qu’elle prend place, pour parfois s’étendre aux villes environnantes, voire à tout le territoire comme en 2005.

 

On ne peut comprendre ces rébellions sans les lier avec les lieux de ségrégation urbaine que sont les quartiers populaires. Quartiers où sont concentrées des populations issues de l’immigration et les classes populaires, vues et présentées comme un problème.
 
On observe néanmoins ce mode d’action, expression de la colère immédiate, dans tous les milieux sociaux. Par exemple, suite à la mort de Malik Oussekine, ce ne sont pas des « jeunes de banlieue » qui ont enflammé des barricades et des véhicules en plein quartier latin de Paris le 6 décembre 1986, mais des étudiants bourgeois et blancs pour la plupart.
Des rébellions ont aussi eu lieu suite à la mort brutale de Shaoyo Liu, abattu par un policier de la Brigade anti-criminalité le 26 mars 2017.
 
Les violences policières se produisent le plus souvent dans les quartiers populaires, et il n’est pas étonnant que les rébellions y aient une longue histoire. Ainsi, le 30 juillet 1955 dans le quartier de Barbès, à Paris, pendant la guerre d’indépendance algérienne, un millier d’Algériens se rebellent contre une intervention de police.

 

Les premières rébellions urbaines après la guerre d’Algérie ont eu lieu dans la banlieue lyonnaise, en 1971 à la cité de la Grapinière à Vaulx-en-Velin (contre un commerçant raciste), et surtout en 1981 et 1983 dans l’Est lyonnais, en particulier dans la ZUP des Minguettes de Vénissieux, à la suite de l’intervention de deux brigades de police dans la cité Monmousseau.
 
 Les rébellions se multiplient dans toute la France des années 1980 et jusque maintenant, avec un scénario assez proche à chaque fois : des violences policières allant parfois jusqu’au décès de la victime qui entraînent des rébellions dans son quartier et qui parfois s’étendent aux quartiers et villes environnantes. Comme à Vaulx-en-Velin, encore, en 1990, à la suite de la mort de Thomas Claudio.
 
Dans tous les cas, ceux qui participent aux rébellions ont des profils et des motivations très variés, qui peuvent apparaître comme opposées ou contradictoires mais ne peuvent se comprendre qu’au regard des violences policières et sociales subies au quotidien dans les quartiers, la Haggra : l’injustice, le mépris.
 
Ainsi, certains participent aux rébellions par conscience politique, d’autres par attrait de la confrontation, d’autres encore par jeu, défi, ou effet de groupe. Mais tous éprouvent ou ont éprouvé ce sentiment d’injustice, en particulier face à la Police. Les médias qui débarquent pendant les rébellions sont incapables de relater ces tensions permanentes et ne rapportent que des explosions de violences qui passent alors pour irrationnelles et gratuites aux yeux du grand public. Ceux qui y prennent part ont parfois même conscience que c’est là le seul moyen pour que les médias s’intéressent au drame qui vient de se produire.
 
Généralement, les raisons de la colère n’intéressent pas les autorités. Les rébellions ne sont pas perçues comme des événements politiques, mais seulement comme des menaces à l’ordre public, une forme de délinquance et de criminalité. Les forces de l’ordre, et les médias, les désignent comme des « violences urbaines ». C’est pourquoi la seule réponse donnée est une répression massive des participants et des territoires concernés : à chaque rébellion, des dizaines de jeunes hommes sont condamnés, et écroués dans l’indifférence la plus complète.
 
L’événement politique est traité sur le mode du fait divers, et sont donc systématiquement évacués la question des violences policières et du traitement politique des quartiers populaires depuis plus de trente ans.
 
Face à ces rébellions, les différentes composantes de l’État « font bloc » : une solidarité étatique se met en place entre les acteurs politiques, les forces de l’ordre et la justice. Les grands médias y participent en dénonçant des « violences gratuites » ou au mieux en renvoyant dos-à-dos « violences policières » et « violences des jeunes », masquant ainsi que c’est la violence d’État qui est structurelle.
 
Il arrive exceptionnellement que, dans certaines situations, ce bloc étatique se fissure. Suite à la mort de Malik Oussekine en 1986, le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, s’est retrouvé relativement isolé et les réactions politiques ont été très contrastées. Le député PS Gilbert Bonnemaison de Seine-Saint-Denis a même été jusqu’à dénoncer l’extrême droite au sein de la police. Cette remarque visait directement Charles Pasqua, qui était lié à des groupuscules d’extrême-droite. Cerise sur le gâteau, même un député Front national, François Bachelot, déplora la mort de Malik Oussekine, lors d’un lapsus révélateur…
 
Les conséquences politiques ont été importantes : le projet de loi Devaquet sur l’enseignement, contre lequel manifestait Malik Oussekine, a été abandonné et le ministre Devaquet démissionna du gouvernement. Ce genre de réactions, quasiment impensables dans la France des années 2010, montre que certains représentants de l’État pouvaient, certes timidement, fissurer le bloc étatique et critiquer les interventions de la police. Dans toute l’histoire de la France d’après-guerre, le seul préfet ayant osé faire de même fut Bernard Grasset, préfet de police de Lyon pendant les rébellions des Minguettes en 1983.
 
Récemment, le consensus médiatique a montré ses limites suite à la mort d’Adama Traoré, le 19 juillet 2016 : dans un premier temps, seule la version des forces de l’ordre impliquées dans sa mort étaient diffusées. Suite à la mobilisation massive en soutien au Comité Vérité pour Adama, la version des forces de l’ordre a finalement été mise en doute, même au sein de certains grands médias.

 

CRIMINALISATION DE LA MOBILISATION

 

Différents types de violences suivent celle qu’a subi la victime : d’abord à l’encontre des participants aux rebellions, sur le plan physique puis judiciaire, mais aussi à l’encontre des collectifs et comités de soutien aux familles des victimes.

 

Une véritable répression politique se déploie pour discréditer toute parole politique qui diverge de celle des autorités afin de neutraliser toute forme de mobilisation au sein des quartiers populaires qui pourrait ensuite s’étendre au reste de la société.
 
Ainsi, en Seine-et-Marne, à Dammarie-lès-Lys, en 2002, une mobilisation s’organise suite à la mort de Xavier Dem et Mohamed Berrichi lors d’une intervention policière. Les militants du Comité de soutien, les associations Bouge qui Bouge, H2B, ADM (Association Dammarie-lès-Lys/ Melun) et du MIB (Mouvement de l’Immigration et des Banlieues) font l’objet d’une série de procédures judiciaires visant à neutraliser leur activité militante dans le quartier : Saisie de tracts par la police, multiples procédures pour outrage à personnes dépositaires de l’autorité publique assorti de gardes à vues et d’amendes, plainte déposée par le ministre de l’intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy à l’encontre de militants, pour la rédaction d’un tract intitulé « la BAC tue encore », mise à pied d’éducateurs travaillant dans le quartier après avoir participé à une manifestation, intervention de 200 policiers sur ordre du maire pour empêcher que se tienne un repas de solidarité, intervention du RAID (unité spéciale d’intervention de la police) pour retirer des banderoles affichées aux façades d’immeubles, mise à sac du local de l’association Bouge Qui Bouge et tentative d’expulsion de l’association de son local suivi d’un incendie la veille de la date prévue de la remise des clés, communiqué de presse du maire qui qualifiait les militants associatifs de « petits terroristes de quartier », de « petits groupes d’individus encadrés par le MIB, les associations Bouge qui Bouge et Dammarie-lès-Lys/Melun », dont le but serait de « faire échec à toutes les actions des institutions et de la police afin de continuer leurs méfaits en toute impunité ».
 
La répression contre les militants est une constante en particulier lorsque des collectifs contre les violences policières ont un écho médiatique et politique, ce qui reste néanmoins exceptionnel dans un contexte où l’impunité policière est la norme.
 
C’est ainsi que plus récemment, à Villiers-le-Bel, suite à la mort de Lakhamy Samoura et Mouhsin Sehhouli, renversés par une voiture de police, une violente répression s’abat sur les supposés participants aux rébellions, qui aboutissent à l’incarcération d’Ibrahima Sow pour trois ans, et des frères Adama et Abderahmane Kamara pour douze et quinze ans de prison ferme, suite à des témoignages sous X rémunérés par les autorités.
 
En 2017, Youssouf Traoré, et son frère Bagui Traoré, principal témoin de l’intervention des gendarmes aboutissant au décès de leur frère Adama Traoré, sont incarcérés pour des prétendues violences à l’encontre des forces de l’ordre, lors d’une action du Comité Vérité pour Adama durant une réunion du conseil municipal où on leur interdisait l’entrée. Depuis, Yacouba Traoré, un autre membre de leur fratrie à été incarcéré pour sa participation présumée à l’incendie du bus qui a eu lieu suite à l’incarcération de ses frères.
 

 

À chaque fois, l’objectif est le même : décourager toute mobilisation. La répression s’étend bien souvent aussi au quartier tout entier : occupation policière, suspension des transports publics et des éclairages de nuit, couvre feu (comme en 2005), interventions tardives des pompiers… Le but, comme on l’a vu encore suite à la mort d’Adama Traoré, étant surtout que les habitants se désolidarisent du combat mené par les proches et les comités de soutien.

 

 
Pourtant, malgré les manœuvres de tous les éléments du bloc étatique pour contrer l’exigence de vérité et justice, des familles et des comités de soutien continuent à se battre. 

 

Partie 3, à venir : Quelles stratégies face à l’impunité policière ?
Retrouvez le premier épisode ici.